Octavie (Sénèque)/Acte IV

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Octavie (Sénèque)
Traduction par E. Greslou.
Tragédies de L. A. SénèqueC. L. F. PanckouckeTome troisième (p. 357-367).
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ACTE QUATRIÈME.



SCÈNE I.

LA NOURRICE, POPPÉE.
LA NOURRICE.

Où fuyez-vous ainsi de l’appartement de votre époux, ma fille ? quelle retraite voulez-vous chercher dans le trouble qui vous agite, et pourquoi ces larmes qui coulent sur vos joues ? Ce beau jour appelé par nos prières et par nos vœux a brillé pour vous. Les flambeaux de l’hymen vous ont unie à votre auguste amant ; vos attraits et le zèle indiscret de Sénèque vous ont donné ce noble époux, et la puissante mère de l’Amour l’a fait tomber dans vos chaînes. Que vous étiez belle sur ce beau lit nuptial ! avec quel ravissement le sénat contemplait vos charmes, tandis que vous faisiez brûler l’encens en l’honneur des dieux, et que vos mains faisaient sur les autels des libations de vin ! Un léger voile de pourpre couvrait le sommet de votre tête ; Néron marchait à vos côtés avec un noble orgueil, au milieu des acclamations des citoyens ; la pourpre de ses habits et la joie de son visage attiraient tous les regards : telle fut autrefois l’union de Pélée avec la fille des mers orageuses, hymen fameux que les divinités du ciel célébrèrent à l’envi avec celles des eaux.

Quel soudain malheur a changé votre visage ? d’où vient cette pâleur, et que veulent dire ces larmes ?

POPPÉE.

Un songe affreux, chère nourrice, m’a glacée d’horreur cette nuit ; il trouble encore ma raison, et m’ôte l’usage de mes sens. Quand la lumière du soleil eut fait place aux étoiles, et que les ténèbres eurent couvert la face du ciel, je me suis endormie dans les bras de mon cher Néron ; mon sommeil ne fut pas longtemps paisible : il me sembla voir une foule nombreuse en habits de deuil entourer mon lit : les dames romaines, les cheveux épars, faisaient entendre des cris lugubres ; à plusieurs reprises, le son terrible de la trompette se fit entendre, et je vis la mère de mon époux agiter avec menace une torche ensanglantée. Je la suis, entraînée par l’effroi ; mais tout à coup la terre ébranlée ouvre sous mes pas un abîme immense, où je vois tomber le lit nuptial sur lequel je me repose tremblante et sans forces. Alors s’approche de moi mon ancien époux, Crispinus, et son fils, entourés d’une foule nombreuse. Crispinus se jette aussitôt dans mes bras, et me couvre de ses baisers longtemps interrompus, quand tout à coup Néron furieux entre dans mon appartement, et lui plonge un affreux poignard dans le sein.

La terreur dont j’étais saisie m’arrache enfin au sommeil ; un tremblement universel agite tous mes membres et fait battre mon cœur. La crainte me force de cacher ce secret que je confie à ta discrétion et à ta fidélité. Hélas ! quel est ce malheur que m’annoncent les ombres des morts, et que signifie ce sang de mon époux que j’ai vu couler ?

LA NOURRICE.

Toutes les images qui ont exercé dans le jour la vigoureuse activité de l’esprit, une force mystérieuse et cachée les ranime à l’heure du repos. Endormie dans les bras de votre nouvel époux, comment vous étonnez-vous d’avoir vu en songe un mari, une chambre nuptiale, un bûcher ? Vous vous effrayez aussi de ces dames romaines qui, les cheveux en désordre, se frappaient le sein : ce sont les amies d’Octavie qui pleurent son divorce dans le palais de son frère, et au pied de ses pénates sacrés. Ce flambeau dont la main d’Agrippine vous poursuivait, vous présage un nom que l’envie même rendra plus célèbre. Les enfers promettent à votre hymen et à votre maison une éternelle durée. Ce glaive, plongé par Néron dans le sein de votre époux, signifie qu’il ne fera point de guerres, mais que, sous son règne, la paix tiendra l’épée dans le fourreau. Reprenez donc vos esprits et votre joie ; bannissez vos terreurs, et rentrez dans votre chambre nuptiale.

POPPÉE.

Non, je veux aller au temple, me prosterner au pied des saints autels, et apaiser les dieux par des sacrifices, pour conjurer les songes menaçants de cette nuit cruelle, et en tourner les présages terribles contre mes ennemis. Toi, viens faire des vœux pour moi, et leur adresser de pieuses prières pour que la terreur qui m’agite s’éloigne de moi.


SCÈNE II.

LE CHŒUR.

Si l’indiscrète renommée dit vrai quand elle raconte les amours et les tendres larcins de Jupiter ; si, couvert de plumes brillantes, il s’est reposé sur le sein de Léda ; si, changé en taureau sauvage, il a ravi et emporté à travers les flots la belle Europe ; qu’il abandonne encore une fois son empire, et descende du ciel pour venir dans tes bras, ô Poppée ! Il doit te préférer à Léda, et à Danaé qui, jadis, le vit descendre vers elle en pluie d’or. C’est en vain que Sparte nous vante son Hélène, et que le berger troyen s’applaudit de sa conquête. Poppée l’emporte encore sur la fille de Tyndare, dont la beauté suscita une guerre cruelle, et amena la ruine d’Ilion.

Mais quel est ce messager qui accourt à nous à grands pas, plein de trouble et hors d’haleine ? quelle nouvelle apporte-t-il ?


SCÈNE III.

LE MESSAGER, LE CHŒUR.
LE MESSAGER.

Gardes qui vous tenez si fièrement aux portes du palais, venez le défendre contre les attaques du peuple. Les préfets tremblans amènent les cohortes au secours de la ville. Cette révolte insensée ne se laisse point abattre par la crainte ; mais au contraire elle prend à chaque moment de nouvelles forces.

LE CHŒUR.

Et quel est le motif de cette fureur aveugle ?

LE MESSAGER.

La fureur d’Octavie s’est communiquée au peuple, et dans le transport qui l’agite, il est prêt à se porter aux plus grands excès.

LE CHŒUR.

Que veut-il faire ? quel est son but ?

LE MESSAGER.

De rendre à la fille de Claude le palais de son divin père, et le lit de son frère, et la moitié de l’empire.

LE CHŒUR.

Mais Poppée est aujourd’hui l’épouse légitime et chérie de notre empereur.

LE MESSAGER.

C’est là précisément ce qui allume dans leurs cœurs cette aveugle rage, et les porte à des actions désespérées. Toutes les images de Poppée, statues de marbre ou d’airain, ont éprouvé la violence du peuple et sont tombées sous ses coups : on en traîne par les rues les membres mutilés et attachés à des cordes ; on les foule aux pieds, on les traîne dans la boue : leurs paroles ne démentent point la férocité de leurs actes ; la crainte m’empêche de les répéter. Ils veulent réduire en cendres le palais de l’empereur, s’il ne livre à la fureur du peuple sa nouvelle épouse, s’il ne consent à rendre à la fille de Claude ses pénates paternels. Le préfet m’envoie pour lui faire connaître cette sédition populaire ; il faut que je me hâte d’exécuter ses ordres.

LE CHŒUR.

Pourquoi cette fureur impuissante ? les traits de l’Amour sont plus forts que les vôtres, et ses feux éteindront vos feux ; car ils ont plus d’une fois triomphé de la foudre, et contraint Jupiter de descendre du ciel. Vous expierez cruellement votre démence, vous la paierez de votre sang. L’Amour est fougueux dans sa colère, intraitable et violent : c’est lui qui força le superbe Achille à quitter ses armes pour la lyre ; il a triomphé des Grecs, et de l’orgueilleux Atride ; il a renversé le royaume de Priam, et détruit les plus puissantes villes : et maintenant mon âme est saisie d’horreur, en pensant à quels excès va se porter la vengeance de ce dieu impitoyable.