Octavie (Sénèque)/Acte V

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Octavie (Sénèque)
Traduction par E. Greslou.
Tragédies de L. A. SénèqueC. L. F. PanckouckeTome troisième (p. 369-383).
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ACTE CINQUIÈME.


SCÈNE I.

NÉRON, LE PRÉFET.
NÉRON.

Mes soldats sont trop lents, et ma patience est trop grande ; après un pareil attentat, le sang des coupables devrait avoir éteint déjà les feux qu’ils ont allumés contre moi ; Rome devrait être inondée de carnage pour avoir enfanté des hommes aussi criminels. La mort n’est plus une peine suffisante pour de semblables forfaits, le crime du peuple mérite un châtiment plus sévère.

Cette femme à laquelle des furieux veulent me soumettre ; cette sœur, cette épouse dont je me défie depuis longtemps, doit enfin payer de sa vie les ennuis qu’elle me cause : il faut que ma colère s’éteigne dans son sang. Je vais abîmer la ville sous les flammes : ses coupables habitants périront dans les feux et sous les débris de leurs maisons ; je répandrai sur eux le deuil, et la hideuse misère, et la faim dévorante. Le bonheur de mon règne fait fermenter les passions de cette multitude corrompue ; elle abuse de ma clémence, elle ne peut se tenir en paix : son caractère inquiet se tourmente et se travaille ; l’audace et la témérité la poussent vers l’abîme. Je vais la dompter par l’excès des maux, et l’accabler d’un joug de fer qui l’empêche à l’avenir de rien oser de semblable, et de lever même les yeux sur le sacré visage de mon épouse. Abattue sous le poids de la terreur que lui inspirera ma vengeance, elle apprendra à plier au moindre signe de son maître.

Mais voici l’homme que sa rare vertu et sa fidélité ont mis à la tête des gardes de mon palais.

LE PRÉFET.

Cette sédition populaire est apaisée ; il n’en a coûté que la vie d’un petit nombre de factieux qui se sont obstinés dans une folle résistance.

NÉRON.

Et tu crois que c’en est assez ? est-ce ainsi que tu as compris les ordres de ton empereur ? Apaisée ! est-ce là donc la vengeance qui m’est due ?

LE PRÉFET.

Les chefs de cette révolte impie sont tombés sous le fer.

NÉRON.

Et quoi ! cette vile populace qui venait pour réduire mon palais en cendres et faire la loi à son empereur ; qui a prétendu arracher de mon lit une épouse chérie, et qui l’a outragée autant qu’elle a pu de ses mains impies et de ses paroles sacrilèges, ne recevra point le châtiment qu’elle mérite ?

LE PRÉFET.
Ferez-vous tomber le feu de votre colère sur vos concitoyens ?
NÉRON.

Oui, et d’une manière terrible dont le souvenir se conservera dans tous les âges.

LE PRÉFET.

Notre juste crainte ne doit-elle pas arrêter votre vengeance qui ne veut point connaître de bornes ?

NÉRON.

Non, il faut immoler d’abord celle qui la première a provoqué mes coups.

LE PRÉFET.

Désignez-moi cette victime, elle ne sera point épargnée.

NÉRON.

Je parle de ma sœur ; il faut faire tomber sa coupable tête.

LE PRÉFET.

Ah ! l’horreur me rend immobile et glace tous mes sens.

NÉRON.

Tu hésites ?

LE PRÉFET.

Soupçonneriez-vous ma fidélité ?

NÉRON.

Oui, si tu épargnes mon ennemie.

LE PRÉFET.

Une femme peut-elle mériter ce nom ?

NÉRON.

Pourquoi pas, si une femme commet des crimes ?

LE PRÉFET.
Qui peut l’accuser ?
NÉRON.

La révolte du peuple.

LE PRÉFET.

Quelle main pourrait gouverner une multitude furieuse ?

NÉRON.

La même qui a pu la soulever.

LE PRÉFET.

Aucune alors, suivant moi.

NÉRON.

C’est celle d’une femme qui a reçu de la nature un esprit malfaisant, et plein de la plus noire perfidie ; mais elle n’en a pas reçu également la force : elle est faible, son cœur se trouble, la terreur l’abat, le châtiment dompte son audace ; le supplice vient tard, sans doute, après tant de crimes : n’importe, plus de conseils, plus de prières, songe seulement à exécuter mes ordres : fais-la monter sur un vaisseau, et dépose-la sur quelque lointain rivage où tu lui donneras la mort. Ce n’est qu’à ce prix que ma colère peut être satisfaite.


SCÈNE II.

LE CHŒUR, OCTAVIE.
LE CHŒUR.
— O faveur populaire ! à combien de malheureux n’as-tu pas été fatale ! d’abord, comme un vent favorable, tu gonfles les voiles de leur vaisseau, et les portes en pleine mer ; puis soudain, venant à tomber, tu les abandonnes au milieu des vagues orageuses et profondes.

La triste mère des Gracques a pleuré la mort de ses fils : c’est la faveur du peuple et son amour excessif qui les a perdus, ces hommes d’une naissance illustre, pleins de vertu, pleins d’honneur, grands par l’éloquence, par le courage et par les lois qu’ils ont portées. Tu as péri comme eux, noble Drusus ; ni les faisceaux ni la maison ne t’ont garanti de ce funeste sort.

L’exemple douloureux que j’ai devant moi ne me permet pas d’en citer d’autres : cette Octavie à qui tout à l’heure les Romains voulaient rendre sa patrie, son palais et le lit de son frère, maintenant ils la regardent froidement traîner au supplice et à la mort : sa misère, ses cris ne les touchent pas.

Heureux le pauvre qui vit en paix caché sous une humble chaumière ! les tempêtes n’éclatent que sur les hautes montagnes, la fortune ne frappe que les palais.

OCTAVIE.

Où me traînez-vous ? quel est l’exil auquel votre tyran ou sa nouvelle épouse me condamne ? Si cette rivale, déjà rassasiée de mes douleurs, consent à me laisser la vie, pourquoi m’exiler ? si elle veut ajouter le comble à mes maux par la mort, pourquoi me refuser encore la consolation de mourir sur le sol de ma pairie ?

Mais non, tout espoir m’est ravi ; je vois déjà le fatal vaisseau de mon frère. Ma mère l’a monté avant moi, et maintenant c’est sa sœur, bannie de sa couche, qui doit le monter à son tour. Il n’y a point de providence que la vertu puisse invoquer, il n’y a point de dieux ; la cruelle Erinnys règne seule dans le monde.

Oh ! qui pourrait dignement déplorer mes malheurs ? les cris plaintifs de Philomèle suffiraient-ils à ma douleur. Ah ! si j’avais seulement ses ailes, je les étendrais, et, dans mon vol rapide, je fuirais le théâtre de mes misères, et la société des hommes, et la mort cruelle qui m’attend. Seule dans un bois désert, perchée sur un rameau flexible, je ferais entendre des chants tristes et lugubres.

LE CHŒUR

Nous sommes tous le jouet de la destinée ; il n’est point d’homme qui se puisse promettre un bonheur ferme et durable, au milieu de tant de révolutions que le temps amène dans son redoutable cours. Fille des Césars, puisez du courage dans les tristes exemples que vous offre votre maison. Êtes-vous la plus malheureuse de votre famille ? considérez d’abord la fille d’Agrippa, la belle-fille d’Auguste, l’épouse d’un César, dont le nom fut si grand dans le monde : voyez-la cette malheureuse princesse dont la fécondité nous donna tant dégages de paix ; exil, tortures, chaînes cruelles, funérailles, deuil, et trépas funeste après de longs tourments, voilà sa vie. L’heureuse femme de Drusus, Livie, se précipite dans le crime, et en subit la peine ; Julie, sa fille, fut entraînée dans le malheur de sa mère : elle ne fut pourtant égorgée que longtemps après, et périt innocente.

Quelle puissance n’eut pas aussi votre mère ? chère à son époux, et fière de ses enfants, elle avait dans le palais un souverain empire ; puis enfin, soumise au caprice d’un esclave, elle expira sous le fer. Parlerai-je de la mère de Néron, qui pouvait élever ses espérances jusqu’au ciel ? n’a-t-elle pas subi les outrages des rameurs tyrrhéniens, pour mourir bientôt par l’épée, victime de la cruauté de son barbare fils ?

OCTAVIE

Et moi aussi, ce cruel tyran va me faire descendre au triste séjour des Mânes. Infortunée, pourquoi retarder ce moment cruel ? traînez-moi à la mort, vous à qui la fortune a donné ce droit sur Octavie. Je prends les dieux à témoins… Que dis-je, insensée ? les dieux me haïssent, pourquoi les invoquer ? J’en atteste l’enfer et les divinités de l’Érèbe, qui punissent les crimes, et toi aussi mon père, qui as mérité un châtiment et un trépas aussi cruels; j'accepte avec joie la mort qu'on me destine.

Préparez votre navire, livrez la voile aux vents, et que le pilote tourne la proue vers le rivage de Pandatarie.

LE CHŒUR.

Vents légers, doux zéphyrs, qui, voilée d'un nuage céleste, jadis avez emporté Iphigénie loin de l'autel funeste où cette vierge allait être immolée, portez aussi notre jeune princesse loin de ces bords cruels, et déposez-la dans un autre temple de Diane. L'Aulide est moins inhumaine que Rome ; la Tauride elle-même est moins barbare : elle n'offre à ses dieux que le sang des étrangers, et Rome se baigne dans celui de ses propres enfants.