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Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/La Dame du lac/Chant quatrième

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome vingt-neuvièmeFurne, Charles Gosselin, et Perrotin (p. 378-397).


CHANT QUATRIÈME.


LA PROPHÉTIE.


I.

— La rose a plus d’éclat lorsqu’elle vient d’éclore, et l’espérance brille surtout quand elle naît au milieu des craintes ; la rose est bien plus suave si elle est encore humide de la rosée du matin ; l’Amour a plus d’attraits quand il verse des larmes : beau rosier sauvage, que l’imagination embellit encore, je couronne ma tête de tes fleurs, emblème de l’espérance et de l’amour.

Ainsi parlait le jeune Norman, héritier d’Armandave, à l’heure où le soleil se levait sur les ondes du Vennachar.

II.

Le souvenir de sa bien-aimée inspirait le nouvel époux, qui soupirait en murmurant le nom de Marie. Pendant qu’il dépouillait le rosier de ses fleurs, il avait à ses pieds son arc et sa hache : car il avait été placé en sentinelle entre le lac et le bois. Mais silence ! les pas d’un guerrier qui s’approche retentissent sur le rocher : Norman saisit ses armes à la hâte.

— Arrête, ou tu péris ! dit-il… Quoi ! c’est toi ! ajoute-t-il aussitôt en reconnaissant Malise ; te voilà bientôt de retour de Donne ! ton empressement et ton regard m’annoncent que tu apportes des nouvelles de l’ennemi.

En effet, pendant que le clan se rassemblait sous les drapeaux du Chef, Malise était allé remplir un message secret.

— Où repose Roderic ? demanda l’écuyer.

— Il s’est endormi à l’écart dans cette ravine, répondit Norman : je vais te guider vers sa couche solitaire.

Il appelle à ces mots un de ses compagnons étendu : auprès de lui, et le réveille avec le bois de son arc.

— Debout ! debout ! Glentarkin, dit-il ; nous allons trouver le Chef ; fais une garde vigilante dans ce passage jusqu’à mon retour.

III.

Pendant qu’ils marchaient tous deux ensemble : — Hé bien ! demanda Norman, quelles nouvelles de l’ennemi ? — J’ai entendu plus d’un rapport contradictoire, répondit Malise : tout ce qu’il y a de certain, c’est qu’une troupe de guerriers, arrivée à Donne depuis deux jours, a reçu l’ordre de se tenir prête à partir. En attendant, le roi Jacques célèbre une fête avec ses courtisans dans le château de Stirling. De sombres nuages s’amoncèlent, et gronderont bientôt sur nos vallées. Accoutumé aux orages, le guerrier trouve contre eux un rempart suffisant dans son manteau : mais toi, Norman, quel abri prépareras-tu à ton aimable fiancée ?

— Quoi donc, Malise ! tu ignores que le prévoyant Roderic avoulu que toutes les femmes du clan se réfugiassent dans l’île solitaire du lac Katrine, avec les enfans et les vieillards inhabiles à porter les armes. Aucun esquif, aucune chaloupe ne voguera sur les lacs ; mais tous les navires seront amenés au rivage de l’île pour assurer la sécurité des gages de notre amour.

IV.

— Heureuse prévoyance ! notre Chef se montre le père de son clan.

Mais pourquoi donc Roderic a-t-il choisi pour se reposer un lieu si éloigné de ses compagnons fidèles ? — La nuit dernière, Brian a interrogé un de ces terribles oracles dont on ne doit chercher les mystères que dans les extrêmes périls, c’est le Taghairm, qui découvrait à nos pères les événemens heureux ou malheureux de la guerre (i). Le taureau blanc de Duneraggan a été immolé…

MALISE.

— Je me souviens de ce noble animal ; c’était le plus beau de tous ceux que nous enlevâmes dans l’expédition de Gallangad[1] ; son poil avait la blancheur de la neige, et ses cornes étaient noires et polies comme l’ébène ; son œil étincelait comme la flamme ; il était si farouche et si indomptable qu’il retardait notre retraite, et qu’il fit trembler nos plus hardis montagnards au défilé de Beal’maha. Mais ce sentier était hérissé de cailloux aigus, et nos gens le harcelèrent si souvent du fer de leurs lances, que lors-que nous fûmes arrivés au passage de Dennan, un enfant aurait pu le frapper sans en recevoir une égratignure.

V.
NORMAN.

— Ce taureau a été immolé ; sa dépouille sanglants est étendue près de la cascade dont les flots tumultueux se précipitent avec fracas sur ce noir rocher, fameux dans nos traditions, et que sa vaste circonférence a fait surnommer le Bouclier du héros[2]. Couché sur un écueil de la rive, près du lieu où le torrent mugit et tombe, le magicien Briare sommeille au milieu du bruit continuel de son murmure ; et, pénétré de l’humide vapeur qui s’élève à l’entour, c’est là qu’il attend un songe prophétique… Non loin de la cascade repose aussi notre Chef !… Mais silence ! je vois l’ermite se glisser à pas lents à travers le brouillard et les buissons il a gravi ce roc élevé ; il s’arrête pour contempler nos soldats endormis… Dis-moi, Malise, ne semble-t-il pas un fantôme qui plane sur un camp égorgé, ou bien un corbeau qui, du haut d’un chêne frappé de la foudre, observe des chasseurs se partageant un daim, et demande, avec un croassement sinistre, sa part de la curée.

— N’en dis pas davantage, interrompit Malise ; pour tout autre que pour moi, tes paroles seraient d’un mauvais augure ; mais l’épée de Roderic, voilà, selon moi, l’oracle et la défense du clan d’Alpine, plutôt qu’aucun de ces présages du ciel et de l’enfer, que ce moine, enfant des spectres, pourrait nous révéler…

— Mais le Chef est verni le rejoindre regarde ; ils descendent ensemble du rocher.

VI.

Ce fut le long du sentier que l’ermite fit au chef du clan d’Alpine ces solennelles révélations :

— Roderic, c’est une épreuve terrible pour un homme doué d’une vie mortelle, dont les organes sensibles peuvent frissonner du froid convulsif de la fièvre, dont lus yeux peuvent rester immobiles d’horreur, et les cheveux se hérisser sur son front ; c’est une épreuve terrible de voir déchirer le rideau qui nous cache l’avenir ! voilà cependant ce que j’ai osé braver pour mon Chef, comme l’attestent encore le frisson qui m’agite, mon sang glacé dans mes veines, le trouble de mes yeux et les angoisses qui bouleversent mon ame !…

Ces apparitions qui m’ont assailli dans ma couche sanglante ne peuvent être décrites par les paroles d’un mortel ; pour survivre à ce que j’ai vu, il faut devoir la naissance aux vivans et aux morts, et se sentir doué d’une vie indépendante des lois de la nature. Enfin la réponse prophétique s’est fait connaître par les caractères d’une vivante flamme : elle n’a pas retenti à mon oreille, ni parlé à mes yeux ; mais elle s’est gravée dans mon ame :

la victoire est à celui des deux partis
qui le premier
fera couler le sang.
[3]
VII.

— Brian, dit Roderic, je te sais gré de ton zèle et de ta fidélité ; ton augure est heureux pour nous ! Jamais le clan d’Alpine n’attendit l’ennemi : toujours nos glaives ont frappé les premiers coups ; mais il est une victime plus sûre qui s’est offerte d’elle-même à notre fer vengeur : un espion est venu ce matin observer notre camp ; il n’y aura plus de retour pour lui dans sa terre natale ; mes vassaux gardent tous les défilés, à l’est, au sud et au couchant. Murdoch, choisi pour son guide, a reçu l’ordre secret d’égarer ses pas jusqu’à ce qu’il puisse le précipiter dans quelque ravine profonde.

Mais qui vient à nous ? C’est Malise… Hé bien ! quelles nouvelles de l’ennemi ?

VIII.

— Deux orgueilleux barons, répondit Malise, ont arboré leurs bannières à Donne. Autour d’eux étincellent les lances et les glaives de nombreux vassaux ; j’ai reconnu l’étoile d’argent de Moray, et le pal noir du comte de Mar.

— Par l’ame d’Alpine, dit Roderic, ces nouvelles me réjouissent ; j’aime à combattre des ennemis dignes de moi… Quand se mettront-ils en marche ?

— Demain ils viennent nous défier au combat. — Ils trouveront des glaives prêts à les recevoir !

Mais, dis-moi, n’as-tu rien appris des dans alliés d’Earne ? Soutenus par eux, nous pourrions attendre L’ennemi sur les revers du Benledi… Tes yeux me disent qu’il ne t’est parvenu aucun rapport fidèle ; c’est bien ! Les guerriers du clan d’Alpine défendront les défilés des Trosachs ; nous combattrons dans les gorges du loch Katrine, à la vue de nos mères et de nos filles, chacun de nous : pour ses foyers domestiques, le père pour son enfant, le fils pour son père, l’amant pour sa maîtresse… Mais est-ce l’air vif de la brise qui fait couler cette larme de mes yeux, ou serait-elle un triste présage de terreur et de doute ? Non, non ! La lance saxonne ébranlera plutôt le Benledi sur sa base, que le doute et la terreur ne pénétreront dans le cœur de Roderic ! Il est impénétrable comme mon fidèle bouclier. Que chacun demeure à son poste ; mes ordres sont donnés.

Le pibroc résonne, les rangs se forment, les claymores étincellent, les bannières se déploient ; tout se meut au seul regard du Chef.

— Eloignons-nous du tumulte de la guerre, et retournons à la caverne de Coir-Uriskin.

IX.

Oà est Douglas ? — Il est parti… Hélène, assise sur un rocher près de la grotte, gémit tristement, et semble à peine écouter le vieux barde, qui cherche à la consoler par de flatteuses paroles.

— Ma fille, disait Allan-Bane, tu peux m’en croire, Douglas reviendra ; il reviendra plus heureux. Il était temps qu’il allât chercher plus loin un asile contre les dangers de la guerre, quand l’essaim belliqueux des guerriers d’Alpine est intimidé par l’approche de l’orage. La nuit dernière j’ai vu les navires de Roderic flotter long-temps à la lueur des torches, et fendre avec rapidité l’onde paisible, tels que ces éclairs lancés par les feux étincelans du nord. J’ai remarqué ce matin tous ces bâtimens, amarrés en rangs pressés dans la haie de l’île solitaire, comme une famille d’oiseaux aquatiques tapis dans un marais, quand le vautour plane dans les cieux. Si cette race farouche n’ose pas braver le péril sur la terre ferme, ton noble père ne doit-il pas avoir la prévoyance de te préparer un refuge assuré ?

X.
HÉLÈNE.

Non, Allan-Bane, non, un prétexte semblable ne peut endormir mes craintes. Douglas m’a donné sa bénédiction en prononçant ses adieux avec un accent tendre et solennel ; la larme qui est venue mouiller sa paupière n’a pu le détourner de sa résolution inaltérable. Je ne suis qu’une femme ; mais mon ame, toute faible qu’elle est, peut retracer l’image de la sienne, comme le lac dont la plus légère brise trouble la sérénité, mais qui réfléchit dans son cristal le rocher inébranlable.

Douglas apprend que la guerre va tout embraser ; il se croit la cause de tous les malheurs qui menacent l’Ecosse. Il a rougi, Allan, quand tu nous as raconté ce songe mensonger qui t’a fait voir Malcom Græme chargé de fers attachés par moi-même à ses bras. Penses-tu que ce triste augure a effrayé Douglas ? Non, Allan ; mais son ame généreuse s’est alarmée pour ce vaillant jeune homme, et pour Roderic lui-même, cet ami si fidèle… Je dois lui rendre cette justice : ils sont tous deux dans le péril, et pour notre cause. Douglas n’a pu résister à cette cruelle pensée,.. Je devine le sens de ses paroles solennelles : — Si nous ne devons plus nous revoir sur la terre, ce sera dans le ciel. — Pourquoi m’aurait-il recommandé, si le soir ne nous ramène pas mon père, d’aller au temple de Cambus-Kennetts et de m’y faire connaître ? Hélas ! il se rend au pied du trône d’Ecosse, pour y racheter la liberté de ses amis au prix de la sienne… Il va faire ce que j’aurais fait moi-même si le ciel avait donné à Douglas un fils au lieu d’une fille.

XI.
ALLAN.

— Non, ma chère Hélène, non ; ton père a voulu dire que, si quelque événement imprévu retarde son retour, ce temple révéré sera le lieu où nous pourrons le rejoindre. Sois persuadée que Douglas est en sûreté ; quant à Malcolm Græme… (que le ciel bénisse son nom glorieux !) mon songe peut être vrai, sans prédire rien de funeste ; mes révélations prophétiques m’ont-elles jamais abusé ? Souviens-toi de l’étranger de l’île solitaire et des accords mélancoliques de ma harpe, qui nous annoncèrent cette fatale guerre : mes présages de malheur se sont vérifiés ; dois-tu douter de ceux qui nous promettent une meilleure fortune ? Que n’avons-nous déjà quitté cette grotte sinistre ! Le malheur habite toujours les lieux qu’ont fréquentés les fées malfaisantes… Je me rappelle une histoire miraculeuse qui en est la preuve… Chère Hélène, bannis cet air de tristesse ! Ma harpe avait autrefois la vertu de charmer tes chagrins.

— Alian, tu le veux ; je t’écoute : mais puis-je arrêter mes larmes involontaires ?

Le ménestrel préluda sur sa harpe, et commença sa ballade ; mais le cœur d’Hélène était distrait par d’autres pensées.

XII.
La Ballade (k)
ALICE-BRAND

Quoi de plus doux que, d’errer dans ta verte forêt, quand la grive et le merle font entendre leur ramage, quand l’agile chevreuil fuit comme un trait pour échapper aux limiers ; quand le cor des chasseurs retentit au loin sous le feuillage ?

— O Alix ! j’ai abandonné pour toi ma terre natale ; nous sommes forcés d’habiter les coteaux et les bois, comme font les proscrits !

O Alix ! si dans la nuit fatale de notre fuite j’ai tué ton vaillant frère, ce fut pour l’amour de ta brillante chevelure et de tes yeux bleus.

Il faut maintenant que cette main, habituée à saisir le glaive, abatte le hêtre des bois, compose notre humble couche de son feuillage, et forme de ses branches une barrière pour la grotte qui nous sert d’asile !

Il faut que ta douce main, qui ne touchait que les cordes de la harpe, dépouille la bête fauve pour faire un manteau qui nous défende du froid !

— O Richard ! si mon frère a péri, je ne puis en accuser qu’une destinée fatale. Le combat eut lieu pendant les ténèbres ; le hasard seul dirigea contre son sein le fer de ta lance.

Si je ne puis plus me parer d’une riche robe, ni toi d’un manteau d’écarlate, nous préférerons la couleur fauve et le vert des forêts, dont le doux éclat flatte davantage la vue.

Cher Richard ! si notre sort est cruel, si tu as perdu ta terre natale, ah ! du moins Alix conserve son Richard, et Richard son Alix !

XIII.
SUITE DE LA BALLADE.

— Qu’îl est doux, qu’il est doux d’habiter sous l’ombrage des bois ! chantait gaiement la jeune Alix. La hache du lord Richard résonne sur les rameaux du hêtre et du chêne antique. —

Le roi des Esprits éleva la voix dans la grotte de la colline ; ses paroles sinistres ressemblaient au gémissement de la bise sous les portiques d’une église en ruines[4].

— Quelle est cette hache qui ose abattre les hêtres et les chênes dont les troncs consacrés forment l’enceinte oà nous célébrons nos rites au clair de la lune ?

Qui vient ici chasser le daim que chérit la reine des fées (l) ? Qui est assez audacieux pour porter la couleur des verts royaumes de la féerie[5] ?

Pars, Urgan, pars, cours vers ce mortel ; car tu fus jadis arrosé de l’onde baptismale : le signe de la croix ne peut te faire fuir ; tu n’as rien à craindre des mots mystérieux.

Appelle sur la tête du téméraire la malédiction qui flétrit le cœur, et qui défend au sommeil de fermer les paupières de celui qui l’entend prononcer ! qu’il soit réduit à invoquer la mort, et que la mort soit sourde à ses vœux !

XIV.
SUITE DE LA BALLADE.

Qu’il est doux, qu’il est doux d’habiter sous l’ombrage des bois, quoique les oiseaux gardent le silence ! Alix prépare le foyer du soir ; son amant apporte le bois de la forêt.

Urgan paraît : ce nain hideux se place devant lord Richard. Le chevalier fait le signe de la croix, et se recommande à la protection du ciel.

— Je ne crains point ce signe redoutable, lui dit le fantôme menaçant ; je ne le crains point quand il est fait par une main sanglante !

Mais Alix, remplie de courage, lui répond sans hésiter : — Si le sang souilla sa main, c’est le sang des bêtes fauves !

— Non, non, femme intrépide, dit l’esprit : le sang qui rougit cette main profane, c’est le sang de ta race ! le sang d’Ethert-Brand ! —

Alors Alix s’avance, et fait aussi le signe du salut : — Si le sang rougit la main de Richard, dit-elle, ma main est sans tache !

Je te conjure, fantôme de l’enfer, au nom de celui que redoutent les démons, de nous apprendre d’où tu viens, et quel motif t’amène ici. —

XV.
CONCLUSION DE LA BALLADE.

— Il est doux, il est doux d’habiter le royaume de la féerie[6], d’écouter les concerts des oiseaux enchantés, d’assister aux jeux brillans des esprits qui forment la cour de notre monarque et l’escortent à cheval !

Rien n’est resplendissant comme le pays des fées (m) ; mais ce n’est qu’un faux éclat semblable à l’impuissant rayon que le soleil de décembre laisse tomber sur les neiges et les glaces.

Notre forme, capricieuse et inconstante comme cette lumière des jours d’hiver, fait de nous tour à tour un chevalier, une dame et un nain hideux.

Ce fut pendant une de ces nuits où le roi des fées jouit de la toute-puissance, que je succombai dans un combat criminel. J’étais encore entre la vie et la mort ; je me sentis transporter au triste pays des enchantemens.

Mais si une femme courageuse osait tracer trois fois le signe de la croix sur mon front, je pourrais reprendre ma première forme, et redevenir un mortel comme vous. —

Alix ose le faire une première fois et puis une seconde : Alix avait une ame remplie de courage. Le front du nain se rembrunit ; la caverne devient de plus en plus obscure.

Alix répète une troisième fois le signe mystérieux, et voit apparaître aussitôt le plus beau chevalier de l’Ecosse : c’était son frère, c’était Ethert-Brand !

Il est doux d’habiter sous le vert feuillage des bois quand la grive et le merle unissent leurs joyeux ramages ; mais il est plus doux encore d’entendre toutes les cloches de l’antique Dunfermline annoncer la fête de l’hymen.

XVI.

Le ménestrel cessait de chanter, lorsqu’un étranger se présenta dans la grotte sauvage : sa démarche guerrière, son noble aspect, son habit de chasseur en drap vert de Lincoln, son regard d’aigle, tout en lui rappelle à Hélène le chevalier de Snowdoun. C’était James Fitz-James lui-même !

Hélène parut livrée à l’illusion d’un songe, et dans sa surprise elle put à peine retenir un cri.

— O étranger ! quel hasard funeste vous amène ici dans cette heure de péril ?

— Hélène peut-elle appeler funeste le hasard qui me procure le bonheur de la revoir ! Fidèle à sa promesse, mon ancien guide s’est trouvé ce matin au rendez-vous que je lui avais donné ; et il a conduit mes pas dans l’heureux sentier qui mène à cette grotte.

— Heureux sentier ! dit Hélène !… Quoi donc ! il ne vous a rien dit de la guerre, de la bataille qui doit se livrer, des gardes qui occupent tous les passages !

— Non, sur ma foi ! et je n’ai rien vu qui pût me le faire soupçonner.

— Cours, Allan ; va trouver ce guide. Je distingue là-bas son tartan… Arrache-lui l’aveu de son dessein, et conjure-le de ne point trahir l’étranger qui se fie à lui. Quelle est donc la pensée qui t’a inspiré, homme imprudent ? Ni l’amour ni la crainte n’auraient jamais pu engager le dernier des vassaux de Roderic à te conduire ici sans que son Chef en fût d’abord informé !

XVII.

— Aimable Hélène, dit le chevalier, ma vie doit m’être chère puisqu’elle mérite ta sollicitude : toutefois la vie n’est pour moi qu’un vain souffle quand l’amour ou l’honneur sont mis en balance avec elle. Que je profite donc du hasard qui nous réunit pour te déclarer avec franchise Ynonespoir et mes intentions. Je viens pour t’arracher d’un désert où jamais n’a brillé une fleur aussi belle ; je veux t’entraîner loin de ces lieux, théâtre de guerre et de earnage. Mies chevaux m’attendent près de Bochastle ; ils nous auront bientôt conduits jusqu’aux portes de Stirling. Je te déposerai dans un asile délicieux ; je veillerai sur toi comme sur une fleur précieuse !…

— Arrête, chevalier ! interrompit Hélène ; ce serait un artifice coupable de dire que je ne devine pas ton espoir : ma vanité a écouté une première fois tes louanges avec trop de complaisance ; cet appât fatal t’a fait braver les périls et la mort. Comment, hélas ! réparer les malheurs que ma vanité a causés !… Une seule ressource me reste… je veux tout avouer ;… oui, je veux forcer mon cœur à se punir lui-même ; sa légèreté a failli me perdre ! que la honte de cet aveu m’obtienne ton pardon !… Mais d’abord sache que mon père est proscrit, exilé, déclaré traître à son roi. Le prix du sang est sur sa tête ; ce serait s’exposer à l’infamie que de m’accepter pour épouse… Tu ne te rends pas à ces motifs ?… Hé bien ! apprends toute la vérité ! Fitz-James, il est un noble jeune homme,… s’il vit encore,… qui s’est exposé à tout pour moi et pour les miens… Te voilà maître du secret de mon cœur ; pardonne-lui : sois généreux, et pars.

XVIII.

Fitz-James connaissait toutes les ruses qui séduisent le cœur volage d’une jeune beauté, mais il sentit bientôt qu’ici toutes les ruses seraient inutiles : les yeux d’Hélène ne laissèrent échapper aucun de ces regards qui démentent un premier refus ; elle témoigna toute la confiance d’un cœur innocent ; quoique le vermillon de la pudeur colorât ses joues, elle déclara son amour avec le douloureux soupir du désespoir, comme si, privée de son cher Malcolm, elle eût gémi sur sa tombe.

Fitz-James perdit toute espérance ; Hélène ne lui inspira que l’intérêt d’une douce sympathie. Il offrit de l’accompagner comme un frère accompagne sa sœur.

— Oh ! que tu connais peu, dit Hélène, le cœur de Roderic ! il est plus sûr pour nous de nous éloigner séparément ! Hâte-toi de rejoindre Allan, et qu’il t’apprenne si ton guide n’est pas un traître.

Fitz-James porta la main à son front pour cacher le trouble de son ame ; il fit deux pas pour partir, et puis, comme si une pensée nouvelle avait éclairé son esprit, il s’arrête, se retourne, et s’approche d’Hélène.

XIX.

— Un mot encore, lui dit-il, et je te dis adieu ; daigne accepter un gage d’amitié… La fortune a voulu que ce glaive ait sauvé dans un combat la vie du roi d’Ecosse. Le monarque reconnaissant me remit cette bague, en me disant de la rapporter quand bon me semblerait, pour réclamer hardiment la récompense que je voudrais exiger. Hélène, je ne suis point un chevalier courtisan, mais un de ces guerriers qui vivent de la lance et de l’épée, qui n’ont que leur casque et leur bouclier pour tout château, et le champ de bataille pour domaine. Que puis-je demander à un prince, moi qui ne me soucie ni des richesses ni des titres pompeux ? Hélène, prête-moi ta main ; accepte cette bague : tous les gardes et les officiers du prince la connaissent. Va trouver le roi sans plus tarder ; ce signe te fera sûrement parvenir jusqu’à lui. Expose-lui la faveur que tu désires ; quelle qu’elle soit, il te l’accordera pour racheter le gage que j’ai reçu de lui.

Fitz-James mit cet anneau au doigt d’Hélène, s’arrêta, déposa un baiser sur sa main, et partit.

Le vieux ménestrel resta immobile de surprise en le voyant s’éloigner avec tant de promptitude.

Le chevalier retrouva son guide, il descendit avec lui le revers escarpé de la montagne, et traversa le ruisseau qui réunit les lacs de Katrine et d’Achray.

XX.

Tout était silencieux dans l’étroite vallée des Trosachs ; les rayons du soleil étaient immobiles sur les collines ; tout à coup le guide poussa un cri aigu.

— Murdoch, dit Fitz-James, serait-ce un signal ? Murdoch répondit en balbutiant : — Je voulais effrayer par mes cris ce corbeau qui dévore une proie.

Le chevalier regarde, et reconnaît que c’est son noble coursier qui est devenu la pâture des corbeaux.

— Hélas ! mon coursier chéri, dit-il, il eût mieux valu pour toi, et pour moi peut-être, que nous n’eussions jamais vu les Trosachs… Murdoch, passe le premier, mais en silence ; au premier cri, tu es mort.

Se méfiant l’un de l’autre, ils continuent leur route, muets tous deux et tous deux sur leurs gardes.

XXI.

Le sentier serpente autour d’un précipice… Soudain une femme, dont tous les traits sont altérés par les feux du soleil et les injures des tempêtes, se montre sur un rocher au-dessus du passage ; elle est couverte de haillons en désordre, elle promène autour d’elle des yeux égarés, considère tour à tour les bois, le rocher et les cieux, semble ne rien remarquer, et tout observer cependant.

Son front était couronné d’une guirlande de genêt ; sa main agitait avec un mouvement bizarre une touffe de ces plumes noires que les aigles abandonnent sur la cime des rochers. Elle avait été elle-même chercher ces dépouilles du roi des airs sur les cimes escarpées où les chèvres pouvaient à peine parvenir.

Elle découvrit d’abord le plaid montagnard, et jeta un cri aigu qui réveilla tous les échos d’alentour ; mais quand elle reconnut le costume des plaines, elle fit un rire insensé, se tordit les mains, pleura, et puis se mit à chanter…

Elle chanta… Sa voix peut-être dans des jours plus heureux se serait mariée aux accords de la harpe et du luth ; maintenant, quoique ses modulations fussent moins pures et plus rudes, ses accens avaient encore une douceur et une mélodie étranges.

XXII.
LA ROMANCE DE BLANCHE.

— Dors, disent-ils, pauvre étrangère !
Invoque un ange tutélaire
Pour rendre le calme à tes sens…
— Puis-je ici fermer ma paupière
Ou prononcer une prière
Dans la langue de mes tyrans !

Dans le vallon qui m’a vu naître
Le doux sommeil viendrait peut-être
Verser sur mon front ses pavots ;
Aux lieux où le Devan murmure
Ma voix, du Dieu de la nature,
Obtiendrait l’éternel repos.

Je me souviens du jour de fête
Où ma nourrice sur ma tête

Mit un voile mystérieux,
Et me dit : Jeune fiancée,
Allons au temple ; l’hyménée
Va combler enfin tous tes vœux.

Hélas ! fatale confiance !
Un sourire de l’espérance
M’a coûté des pleurs bien amers !
Tout mon bonheur n’était qu’un rêve :
Un cri de mort soudain s’élève ;
Je me réveille dans les fers.

XXIII.

— Quelle est cette femme ? demanda Fitz-James ; que signifie sa romance ? que fait-elle sur ces hauteurs ? Son manteau flottant ressemble aux ailes étendues du héron solitaire qui plane à l’approche du crépuscule sur une source enchantée.

C’est Blanche de Devan, répondit Murdoch ; c’est une captive de la plaine dont la raison est égarée : elle fut enlevée dans une des excursions de Roderic, le jour même où elle allait recevoir la main d’un époux. Son fiancé voulut opposer une vaine résistance, et tomba percé par le glaive de l’invincible chef du clan d’Alpine sur les bords du Devan…

Je m’étonne de la voir en liberté ; mais elle échappe souvent à sa gardienne… Allons, retire-toi, pauvre folle. —

Et il la menaçait du bois de son arc.

— Si tu oses la toucher, s’écria Fitz-James, je te précipite du haut de ces rochers !

— Je te remercie, chevalier généreux, dit la folle en venant se placer auprès de Fitz-James.

— Vois les ailes que je prépare pour chercher mon bien-aimé à travers les airs. Je ne prêterai point à ce barbare vassal une seule de ces plumes pour adoucir sa chute… Non ! ses membres en lambeaux couvriront les rochers ; les loups viendront s’en repaître ; son plaid odieux, arrêté par les ronces et les buissons, flottera dans l’air, et sera le signal qui rassemblera ces animaux dévorans autour de leur proie.

XXIV.

— Assez, pauvre fille ; calme-toi, lui dit le chevalier.

— Oh ! que ton regard a de bienveillance ! répondit-elle ; je veux reconnaître ta généreuse pitié. Mes yeux se sont flétris en versant des larmes ; mais ils aiment encore la couleur verte de Lincoln ; mon oreille est devenue insensible, mais elle aime encore le langage des basses terres. Mon William était aussi un chasseur : William avait su captiver mon amour ; son manteau était, comme le tien, couleur du vert feuillage. Les chants de ma patrie étaient si doux dans sa bouche !… Ce n’est point ce que je veux dire ; mais tu peux bien me deviner.

Après ces mots, sa voix, fréquemment entrecoupée, tour à tour lente et rapide dans ses modulations, fit entendre un chant improvisé. Ses yeux fixaient avec effroi le vassal de Roderic, regardaient ensuite le chevalier, et plongeaient soudain dans la ravine[7].

XXV.

La chasse commence ;
Le cor a trois fois
Sonné dans les bois,
Et le cerf s’élance.

Il lève le front,
Fier de son courage,
Et, quittant l’ombrage,
Descend au vallon.

Errant dans la plaine,
Dédaignant de fuir,
Il entend gémir
Près d’une fontaine.

Il a vu soudain
Chevrette timide,
Dont un trait perfide,
A percé le sein.

— Fuyez, lui dit-elle,
Fuyez le trépas ;
Ne méprisez pas
Un avis fidèle.


Les chasseurs cruels
Préparent leur piège ;
(Le ciel vous protège !)
Leurs dards sont mortels.

Ce discours l’éclaire,
Il voit le danger ;
Et d’un pied léger
Fuit dans la bruyère.

XXVI.

L’ame de Fitz-James n’était occupée que de sa passion quand il daigna à peine écouter l’avis que la crainte avait inspiré à Hélène ; mais le cri qu’avait jeté Murdoch éveilla ses soupçons, et la chanson de Blanche acheva de lui prouver qu’il était trahi. Ce n’est point un cerf qui découvre un piège ; c’est un lion qui aperçoit le chasseur.

Le chevalier tire son glaive du fourreau.

— Confesse-moi ta perfidie, ou meurs ! crie-t-il à son guide.

Le montagnard fuit avec vitesse ; mais, en fuyant, il bande son arc : la flèche vole, rase seulement le cimier de Fitz-James, et va percer le cœur flétri de Blanche.

Murdoch, il s’agit de prouver ton agilité ; jamais fils d’Alpine n’en eut un tel besoin. La rage dans le cœur, rapide comme le vent, le chevalier vengeur est sur tes pas !... Hâte-toi ; il y va de la mort ou de la vie ! Etendus dans la bruyère, tes compagnons, en embuscade, ne sont pas loin : si tu peux les atteindre, tu es sauvé... Mais non, tu ne dois plus les revoir ; le terrible Saxon te serre de près ; le coup mortel te frappe sans résistance, comme la foudre qui renverse le pin sur la poussière !

Fitz-James eut besoin des efforts réunis de ses pieds et de ses mains pour retirer son épée de la blessure qu’elle avait faite. Penché sur sa victime comme l’aigle sur sa proie, il sourit avec une joie farouche en la voyant expirer ; il retourne ensuite au lieu où la pauvre Blanche était baignée dans son sang.

XXVII.

Elle était assise sous un bouleau, le coude appuyé sur ses genoux ; elle avait arraché la flèche fatale, et la contemplait avec un faible sourire. A ses pieds étaient sa guirlande de genêt et ses plumes noires, souillées par le sang de sa blessure. Le chevalier voulut l’étancher.

— Etranger, dit-elle, tu prends un soin superflu ; l’heure de ma mort m’a fait retrouver ma raison égarée depuis si long-temps : à mesure que ma vie s’éteint, mes visions fantastiques s’évanouissent. Je meurs abreuvée d’outrages et de malheurs ; mais quelque chose dans tes regards me dit que tu es né pour me venger… Vois-tu cette tresse ?… J’ai toujours conservé cette tresse de cheveux blonds dans mes dangers, ma démence et mon désespoir. Ces cheveux eurent jadis la couleur d’or des tiens ; mais le sang et mes larmes en ont terni tout l’éclat… Je ne dirai point quand ils me furent remis, à quel front ils appartinrent… Ma raison m’abandonnerait encore… Mais qu’ils servent de panache à ton noble cimier, jusqu’à ce que les rayons du soleil et le souffle des vents aient effacé la tache qui les souille ; alors tu me les rapporteras… Hélas !… je sens que je suis encore dans le délire !… O mon Dieu ! permets à ma raison de m’éclairer de ses dernières clartés… Par ton titre glorieux de chevalier, par ta vie conservée aux dépens de la mienne, promets-moi, quand tu verras un guerrier cruel qui se dit avec orgueil le chef du clan d’Alpine, et tu le reconnaîtras à son noir panache, à sa main sanglante, à son front farouche, promets-moi de redoubler de courage et de force pour venger les outrages de la pauvre Blanche de Devan !… On a juré ta mort ; tous les passages sont gardés… Evite ce sentier… O ciel !… Adieu.

XXVIII.

Le brave Fitz-James avait un cœur sensible, et ses yeux répandaient facilement des larmes à l’aspect de l’infortune ce fut avec une émotion confuse de douleur et de rage qu’il vit expirer la pauvre Blanche.

— Que Dieu m’abandonne aux jours de mes dangers, dit-il, si j’oublie de demander vengeance à ce Chef barbare !

Il réunit une tresse des cheveux de Blanche à ceux de son amant, les trempa dans le sang, et les plaça sur le côté de sa toque :

— Je jure, s’écria-t-il, par le nom de celui dont la parole est la vérité, de ne jamais porter d’autre marque de la faveur des dames, jusqu’à ce que j’aie teint ce triste gage dans le sang de Roderic !… Mais écoutons… Que veulent dire ces clameurs lointaines ? La chasse commence ; mais ils apprendront que le cerf aux abois est encore un ennemi dangereux.

Le chemin qu’il connaît lui est fermé par les montagnards qui le gardent ; il faut que Fitz-James erre à travers les rochers et les taillis ; les torrens et les précipices qu’il trouve sur son passage le forcent souvent de revenir sur ses pas et de changer de sentier.

A la fin, découragé, harassé de fatigue, épuisé par le besoin, il s’étendit sous les vieux arbres d’un bocage, et se crut au terme de ses périls et de ses travaux.

— De toutes mes imprudentes aventures, cet exploit sera la dernière : ai-je pu être assez insensé pour ne pas prévoir que cette ruche de frelons montagnards réunirait tous ses essaims aussitôt qu’elle saurait que les troupes du roi étaient rassemblées à Doune ?… Tous les vassaux de Roderic me poursuivent comme des limiers… Ecoutons leurs cris et le signal de leurs sifflets… Si je m’avance plus loin dans ces déserts, je me livre moi-même à ires ennemis : restons couché ici jusqu’au crépuscule ; alors je poursuivrai ma route dans les ténèbres.

XXIX.

Les ombres du soir s’abaissent lentement sur les bois dont elles enveloppent le feuillage d’une teinte plus sombre ; le hibou s’éveille ; le renard glapit dans la forêt ; la pâle lueur du crépuscule suffit pour guider les pas errans de Fitz-James, sans trahir de loin sa marche aux yeux vigilans de ses ennemis.

Il s’éloigne avec prudence, et, prêtant une oreille attentive, gravit les rochers, et se glisse dans les broussailles.

L’impression glacée de l’air de la nuit n’était point tempérée dans ces montagnes par le solstice d’été ; chaque souffle de la bise engourdissait les membres humides du chevalier.

Seul, courant à chaque pas un danger nouveau, mourant de faim et de froid, il marcha long-temps dans des sentiers inconnus, semés de précipices et embarrassés de ronces, jusqu’à ce qu’au détour d’un vaste rocher il se trouva vis-à-vis d’un feu de garde.

XXX.

Auprès de la flamme rouge des tisons se réchauffait un montagnard entouré de son plaid, il se leva tout à coup, l’épée à la main, en s’écriant :

— Saxon, quel est ton nom et ton dessein ? Arrête !

— Je suis un étranger.

— Que demandes-tu ?

— Quelques heures de sommeil et un guide, du feu et du pain : ma vie est en péril ; j’ai perdu ma route ; la bise a glacé tout mon corps.

— Es-tu ami de Roderic ?

— Non.

— Oserais-tu te déclarer son ennemi ?

— Je l’ose… Oui, je suis l’ennemi de Roderic et de tous les meurtriers qu’il appelle au secours de son perfide bras !

— Tu parles avec arrogance !… Mais, quoique les bêtes fauves obtiennent un privilège de chasse, quoique nous donnions au cerf un espace réglé par des lois, avant de lancer nos meutes ou de bander notre arc, qui trouva jamais à redire à la manière dont le perfide renard est attiré dans le piège[8] ? C’est ainsi que de traîtres espions… Mais sans doute qu’ils en ont menti ceux qui prétendent que tu es un espion secret ?

— Ils en ont menti, je le jure. Que je puisse me reposer jusqu’à demain matin ; que Roderic se présente alors avec les deux plus braves guerriers de son clan : je graverai mon démenti sur leurs cimiers.

— Si la clarté du feu ne me trompe, tu portes le baudrier et les éperons de la chevalerie ?

— Que ces mêmes insignes t’annoncent toujours l’ennemi mortel de tout oppresseur orgueilleux !

— C’est assez ; assieds-toi, et partage la couche et le repas d’un soldat.

XXXI.

Le montagnard lui servit un repas frugal, composé de la chair durcie du chevreuil[9], selon l’usage de la contrée ; il garnit le feu de bois sec, invita le Saxon à partager son manteau, le traita avec tous les égards dus à un hôte, et, reprenant son entretien, lui dit :

— Etranger, je suis du clan de Roderic et son fidèle parent ; toute parole outrageante pour son honneur exige de moi une prompte vengeance : de plus,… on assure que de ta destinée dépend un augure important. Il ne tient qu’à moi de sonner de mon cor ; tu serais accablé par de nombreux ennemis : il ne tient qu’à moi de te défier ici, le fer à la main, sans égard pour l’épuisement de tes forces ; mais ni l’intérêt de mon clan ni celui de mon Chef ne me feront départir des lois de l’honneur. T’attaquer dans l’état où tu te trouves serait une honte : l’étranger porte un titre sacré ; il ne doit jamais solliciter en vain un guide et du repos, des alimens et une place auprès du foyer. Repose-toi donc ici jusqu’à la pointe du jour : moi-même je te guiderai à travers les rochers, les bois et les guerriers qui te cherchent, jusqu’à la dernière limite du clan d’Alpine ; mais, arrivé au gué de Coilantogle, tu n’auras plus d’autre défenseur que ton épée.

— J’accepte ton offre généreuse avec la noble franchise qui te l’inspire.

— Hé bien, dors ! J’entends le cri du butor ; c’est le chant sauvage qui appelle le sommeil sur le lac.

Il dit, répand près du feu la bruyère odorante, étend son manteau, et les deux ennemis se couchent à côté l’un de l’autre comme deux frères. Ils dormirent jusqu’à l’instant où le premier rayon de l’aurore teignit de pourpre la montagne et le lac.


FIN DU CHANT QUATRIÈME.
Notes


CHANT QUATRIÈME.

Note i. — Paragraphe iv.

Comme tous les peuples grossiers, les montagnards avaient différentes manières de consulter l’avenir. Une des plus remarquables était le Taghairm, dont il est question dans le texte. On enveloppait un homme dans la peau d’un taureau nouvellement égorgé, et on le déposait près d’une cascade, au fond d’un précipice, ou dans quelque autre lieu sauvage dont l’aspect ne pût lui inspirer que des pensées d’horreur. Dans cette situation, cet homme devait repasser dans son esprit la question proposée ; et toutes les impressions que lui fournissait son imagination exaltée, passaient pour l’inspiration des habitans imaginaires du lieu où il était exposé.

Note k. — Paragraphe xii.

Le conte romantique d’Alix est tiré d’une ballade danoise très curieuse, publiée dans un recueil de chansons héroïques, en 1591, par Anders Sofrensen.

Note l. — Paragraphe xiii, — Stance 2.

On a déjà observé que les fées, sans être positivement malveillantes, sont capricieuses , aisément offensées, et jalouses de leurs droits de vert et de venaison, comme tous les propriétaires de forêts. Les nains du Nord, dont les fées participent beaucoup, avaient les mêmes prétentions et les mêmes caprices ; leur malice était encore plus rancuneuse.

Note m. — Paragraphe xv.

Il n’est rien de plus connu dans l’histoire de la féerie que la nature illusoire et fantastique des plaisirs et de la splendeur des habitans de ces royaumes enchantés.

  1. Je ne sais si c’est la peine d’observer que ce passage est emprunté presque mot à mot du récit d’un ancien cateran, qui aimait à raconter les faits joyeux du bon vieux temps alors qu’il suivait Rob-Roy Mac-Gregor. Ce Chef voulant faire une descente dans les Lowlands du district de Loch Lomond, ordonna à tous les habitans aisés de se réunir dans l’église de Drymen pour lui payer le black-mail, c’est-à-dire le tribut de protection. L’avis étant appuyé par trente ou quarante hommes armés, il n’y eut qu’un seul gentleman qui refusa de s’y soumettre ; c’etait, si je ne me trompe, un ancêtre de M. Grahame de Gartmore actuel. Rob-Roy devasta aussitôt ses terres : il se trouva parmi le butin un vieux taureau presque sauvage, dont la férocité fut d’abord redoutable aux caterans : « Mais avant que nous eussions atteint le Row de Dennan, » disait le vieillard, « un enfant lui aurait chatouillé les oreilles. »
  2. Il y a un rocher nommé le Bouclier du Héros, dans la forêt de Glenfinlas ; il a servi de refuge à un proscrit pendant plusieurs années, etc., etc.
  3. Cet oracle du Tagbairm a été souvent un augure qui a décidé, dans l’imagination des combattans, du succès d’une bataille. Les soldats de Montrose égorgèrent sous ce prétexte un pauvre berger, le matin de la bataille de Tippermoor.
  4. Dans une longue dissertation sur les fées, publiée dans les Chants populaires des frontières d’Ecosse, et dont la portion la plus remarquable a été fournie par mon infatigable ami le docteur John Leyden, on a recueilli un grand nombre de faits qui peuvent jeter du jour sur la croyance populaire qui, encore aujourd’hui, existe à ce sujet en Ecosse. Le docteur Grahame, auteur d’un ouvrage intéressant sur la Scenery du Perthshire, a réuni avec beaucoup de soin les dogmes répandus parmi les Highlanders des environs du lac Katrine : le savant écrivain est porté à attribuer l’origine de cette mythologie au système druidique, opinion qui rencontre plusieurs objections.
    Les Daoine-Shi, ou hommes de paix des Highlanders, sans étre tout-à-fait malveillans, sont considérés comme une race d’êtres bourrus et chagrins, qui, ne possédant qu’une dose médiocre de bonheur, sont supposés envier aux hommes des jouissauces plus complètes, plus substantielles. On croit qu’ils ont pour partage dans leurs retraites souterraines une sorte de bonheur voilé, — un faux éclat, qu’ils échangeraient volontiers contre les joies plus palpables des mortels.
    Ils sont censés habiter autour de certains monticules de gazon, où ils célèbrent leurs fêtes nocturnes à la clarté de la lune. Il y a, environ un mille au dessus de la source du Forth, au-dessus de Lochcon, un lieu appelé Coirshi’an, ou l’asile des hommes de paix, qu’on suppose être une de leurs résidences favorites. On voit çà et là plusieurs éminences d’une forme conique, l’une d’elles est placée au sommet du lac, et beaucoup d’habitans n’oseraient en approcher après le coucher du soleil. Ils croient que si quelqu’un y vient seul la veille d’une fête, et fait neuf fois le tour d’un de ces monticules, une porte s’ouvrira à sa main gauche (SINISTRORSUM), pour l’admettre dans ces asiles souterrains. Plusieurs mortels, disent-ils, ont visité ces secrètes demeures ; ils ont été reçus dans de somptueux appartemens, où on leur a offert des mets excellens et des vins délicieux. Ils ont vu des femmes surpassant en beauté les filles des hommes. Les habitans de ces lieux, heureux en apparence, passent le temps au milieu des fêtes et dansent aux sons des plus doux accords. Mais malheur au mortel qui se mêle à leurs joies, et qui ose partager leur festin ! par cette imprudence il est séparé pour toujours de la société des hommes, et il se trouve lié irrévocablement au sort des Shi’ich.
    Une tradition des Highlands rapporte qu’une femme conduite jadis dans les retraites des hommes de paix, y fut reconnue par un être qui avait été un simple mortel, mais qui était devenu, par malheur, l’associé des Shi’ichs. Conservant encore quelque bienveillance pour l’espèce humaine, il avertit la nouvelle arrivée du danger qu’elle courait, et lui conseilla, si elle chérissait sa liberté, de s’abstenir de boire et de manger avec eux durant un certain temps. Elle suivit cet avis, et lorsque le délai fixé fut écoulé, elle se retrouva sur la terre. On ajoute que lorsqu’elle examina les viandes qu’on lui avait présentées, et dont l’aspect lui avait paru si succulent, il se trouva, maintenant que le charme était dissipé, qu’elles se composaient du résidu le plus vil de la terre.
  5. Comme les hommes de paix avaient des habits verts, ils étaient très irrités quand un mortel portait leur couleur favorite.
  6. Les sujets du royaume de féerie étaient recrutés dans les régions terrestres, comme les familles des Bohémiens ; mais les esprits volaient et les enfans et les adultes, Plus d’un chevalier qu’on croyait dans sa tombe était devenu un citoyen du pays des fées.
  7. Nous avouons de bonne foi que nous avons cru impossible de traduire cette ballade de Blanche, qui exprime à la fois le délire de ses pensées et l’avis qu’elle donne au chevalier de Snoowdoun. L’espèce de petite fable que nous lui avons substituée est trop suivie pour être mise dans la bouche d’une folle. Nous allons donner la traduction littérale du texte ; mais nous doutons qu’on puisse y deviner le charme et l’harmonie bizarre de l’original : du moins on jugera de la difficulté d’une traduction fidèle en vers.

    Les filets sont dressés, les pieux sont disposés ;
    Chantez toujours gaîment, gaiment !
    Ils tendent les arcs, et aiguisent les couteaux ;
    Les chasseurs vivent si joyeusement !…

    C’était un cerf, un cerf dix cors,
    Portant ses rameaux fièrement ;
    Il descendit avec majesté dans le vallon.
    Chantez toujours hardiment, hardiment.

    Ce fut là qu’il rencontra une chevrette blessée ;
    Elle était blessée mortellement :
    Elle l’avertit que les filets étaient tendus……
    Oh ! si fidèlement ! fidèlement !

    Il avait des yeux, et il put voir……
    Chantez toujours prudemment, prudemment ;
    Il avait des pieds, et il put fuir……
    Les chasseurs veillent de si près !

    Au lieu de ces lourdes consonnances en ment, il n’y a dans le texte que des sons gracieux, comme Merrily, Warily, etc., etc.

  8. Sir John employa précisément le même raisonnement lorsqu’il réfuta la défense de l’infortuné comte de Strafford : Il est vrai que nous accordons le bienfait de la loi aux lièvres et aux daims, parce que ce sont des bêtes de chasse : mais il n’a jamais paru cruel ni injuste de détruire les renards et les loups, dans quelque lieu qu’on en puisse trouver, parce que ce sont des bêtes de proie. En un mot, la loi et l’homme étaient d’acord, l’une étant plus fallacieuse et l’autre plus barbare qu’aucun siècle ne pourrait en fournir l’exemple dans un poste si élevé. (Clarendon, Histoire de la rébellion, Oxford, 1702, in-folio, p. 183.)
  9. Les montagnards écossais avaient jadis une manière si expéditive de préparer la venaison, qu’elle surprit beaucoup le vidame de Chartres, qui, pendant qu’il était en otage en Angleterre, reçut d’Edouard VI la permission de parcourir l’Ecosse, et pénétra, selon son expression, jusqu’au fin fond des sauvages.
    Après une grande partie de chasse, il vit ces sauvages d’Ecosse dévorer leur gibier tout cru, sans autre préparation que de le presser fortement entre deux bâtons, de manière à en exprimer tout le sang et à rendre la venaison extrêmement dure. Le vidame sut se rendre populaire en ne se montrant pas plus difficile qu’eux.