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Oeuvres de Walter Scott, trad Defauconpret/La Dame du lac/Chant second

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome vingt-neuvièmeFurne, Charles Gosselin, et Perrotin (p. 343-360).

CHANT SECOND.




L’ÎLE.


I.

Au point du jour, le coq de bruyère polit le noir plumage de ses ailes ; c’est le retour du matin qui fait répéter à la linote ses chants les plus doux ; tous les enfans de la nature sentent, avec le jour nouveau, les sources de la vie se ranimer en eux ; et, pendant que l’esquif qui porte l’étranger glisse en s’éloignant de l’île, l’influence propice de l’aurore inspire un vieux ménestrel[1]. Allan-Bane, aux cheveux blancs, on entendit sur le lac tes vers harmonieux, mariés aux accords de ta harpe :

II.


CHANT DU BARDE.

L’écume jaillit, étincelle,
Et disparaît sous l’aviron ;
En vain l’œil cherche le sillon
Que creusait l’agile nacelle :
Tel est, dans le cœur des heureux,
D’un bienfait la trace éphémère.
Adieu donc, étranger ; tu vas, loin de ces lieux,
Perdre le souvenir de l’île solitaire.

Que les honneurs et les richesses
Te cherchent à la cour des rois ;
Que chacun vante les prouesses
À la guerre et dans les tournois ;
Qu’un ami digne de ton cœur,
Qu’une belle tendre et sincère
Aux dons de la fortune ajoutent le bonheur,
Loin des bords oubliés de l’île solitaire.


III.

Mais si, banni de sa patrie,
Sous le plaid de nos montagnards,
Un fils de la Calédonie
Venait s’offrir à tes regards,
Qu’il trouve en toi le cœur d’un frère,
Et que ta main sèche ses pleurs ;
Daigne te souvenir, pour calmer ses douleurs,
De l’hospitalité de l’île solitaire.

Un jour, toi-même, ton étoile
Viendra peut-être à te trahir,
Tu verras l’inconstant Zéphir
Aux aquilons livrer ta voile :
Alors fuiront tous tes flatteurs ;
Mais sur une rive étrangère
Si l’exil te condamne à porter tes malheurs,
L’amitié t’attendra dans l’île solitaire.

IV.

Au moment où ces derniers accords expiraient sur l’onde, la nacelle atteignit la plage opposée. Avant de poursuivre sa route, l’étranger jeta un regard d’adieu sur l’île, où il put facilement reconnaître le barde appuyé contre un arbre miné et blanchi comme lui par le temps. Livré à ses méditations poétiques, il levait son front vénérable vers le ciel, comme pour demander au soleil une étincelle de sa flamme divine. Sa main, posée sur les cordes de sa harpe, semblait attendre le rayon inspirateur. Il était immobile comme celui à qui le juge va lire la sentence qui le condamne : on eût dit que la brise n’osait soulever une seule boucle de sa blanche chevelure, et il semblait que la vie venait de l’abandonner avec le dernier son de sa harpe.

V.

Près de lui, Hélène, le sourire sur les lèvres, était assise sur une roche tapissée de mousse. Quel objet excite son sourire ? Est-ce le cygne majestueux qui glisse en fuyant sur le lac, tandis que son épagneul aboie de la rive, et n’ose poursuivre cette noble proie ? Jeune fille qui le savez, dites-moi pourquoi les joues d’Hélène se colorent d’un incarnat plus vif !... — Peut-être souriait-elle en voyant le chevalier s’éloigner à regret, lui dire adieu de la main, s’arrêter et se retourner sans cesse. Beautés aimables, avant de condamner avec rigueur l’héroïne de mes vers, nommez-moi celle qui dédaignerait de suivre avec des yeux satisfaits une semblable conquête.

VI.

Tant que l’étranger s’arrêta sur le rivage, Hélène feignit de ne pas le remarquer : mais, quand il s’éloigna à travers la clairière, elle fit un geste d’adieu ; et le chevalier répéta souvent dans la suite que le prix d’un tournoi, décerné par une dame brillante d’attraits et de parure, n’avait jamais autant ému son cœur que ce simple adieu muet.

Guidé par un fidèle montagnard et accompagné de ses deux limiers, Fitz-James suit à pas lents les détours des hauteurs : la jeune fille l’épie encore de loin d’un air distrait ; mais, quand elle eut perdu de vue la figure noble de son hôte, sa conscience lui adressa un reproche secret.

— Et ton Malcolm, vaine et ingrate Hélène !… se dit-elle ; — Malcolm n’aurait pas écouté comme toi, en rêvant, les doux accens de la langue du sud ! Malcolm n’aurait jamais attaché ses regards sur d’autres pas que les tiens !

— Sors de ta rêverie, Allan-Bane ! s’écria Hélène en s’adressant au vieux ménestrel, auprès de qui elle était assise ; sors de ta rêverie ! Je vais donner à ta harpe le sujet d’un chant héroïque, et t’enflammer par un noble nom ; célèbre la gloire des Græme !

A peine ces mots étaient-ils échappés de ses lèvres, que la timide Hélène rougit de pudeur ; car le jeune Malcolm Græme était regardé comme le héros de son clan dans tous les châteaux de l’Ecosse[2].

VII.

Le ménestrel fit vibrer les cordes de sa harpe… Trois fois des préludes guerriers retentirent sur les bords du lac ; trois fois cette harmonie martiale se perdit en tristes murmures.

Le vieillard croisa ses mains flétries, et dit à Hélène :

— Vainement, ô noble fille des héros ! vainement tu m’ordonnes de célébrer ce clan généreux, toi qui fus toujours obéie par ton vieux barde ! Hélas ! une main plus puissante que la mienne a accordé ma harpe et commandé ses sons ! Je touche les cordes des chants de gloire ; elles répondent par des accens de douleur et de deuil. La marche triomphante des vainqueurs se perd dans l’hymne lugubre des funérailles ! Oh ! si du moins ce son prophétique n’annonçai que ma fin prochaine ; si, comme le disaient les bardes mes ancêtres, cette harpe, qui résonna jadis sous les mains de saint Modan[3], a la vertu de prédire la destinée de son maître, j’accepte sans regret l’augure fatal au seul ménestrel.

VIII.

Mais, hélas, chère Hélène, ce fut ainsi qu’elle gémit la veille de la mort de ta pieuse mère : tels furent les sons qu’elle rendit lorsque, cherchant à répéter un lai d’amour ou de victoire, je fus épouvanté moi-même de l’entendre troubler la fête et soupirer tristement malgré moi dans le château de Bothwell, avant que les Douglas, proscrits et condamnés, fussent bannis de leur terre natale[4]. Ah ! si quelque malheur plus cruel doit encore frapper la maison de mon seigneur, ou si ces accords plaintifs menacent la belle Hélène d’une affliction nouvelle, harpe funeste, aucun barde n’osera plus demander à tes cordes des accens de triomphe ou d’allégresse. Après un dernier chant de douleur en harmonie avec mon désespoir, tu couvriras de tes fragmens dispersés le tombeau de ton maître !

IX.

Hélène répondit, pour le consoler :

— Vénérable ami ! calme ces craintes de l’âge. Tu connais tous les chants que la harpe ou la cornemuse répètent depuis la Tweed jusqu’à la Spey : faut-il donc être surpris si parfois des sons inattendus se confondent dans ta mémoire, et mêlent l’hymne funèbre aux airs du triomphe ?

Nous n’avons guère maintenant de motif de crainte ; nous vivons ici obscurs, mais en sûreté. Mon père, grand de sa seule vertu, renonçant à ses domaines, à ses honneurs et à son rang, n’a pas plus à redouter des coups de la fortune, que ce chêne du courroux des autans. Les orages peuvent dépouiller ses rameaux de leur feuillage, mais non ébranler son tronc.

Pour moi… Elle s’arrêta à ces mots, et ses regards se fixèrent sur une campanète bleue qu’elle cueillit en ajoutant :

Pour moi dont la mémoire me retrace à peine l’image d’un temps plus heureux, je puis bien choisir pour emblème cette simple fleur, amie de la solitude. Elle reçoit la pluie du ciel aussi-bien que la rose, fière d’habiter le jardin des rois ; et quand je la place dans mes cheveux, ô Allan ! le ménestrel est obligé de jurer qu’il ne vit jamais couronne si belle !

Elle sourit, et orna ses noirs cheveux de ce diadème des champs.

X.

Son sourire, son doux langage et sa grâce dissipèrent la mélancolie du vieux barde. Allan-Bane la contemple avec le regard pieux de ces anachorètes qui voient venir à eux un ange pour les consoler. Les regrets de son cœur fier et tendre firent enfin couler ses larmes, et il répondit :

— O la plus aimable et la plus tendre des filles ! tu connais peu quels rangs et quels honneurs tu as perdus ! Que ne puis-je vivre pour te voir orner la cour d’Ecosse, où t’appelait ta naissance ! pour y voir mon élève chérie attirer tous les yeux par la légèreté de ses pas, faire soupirer les cœurs de tous les braves, et inspirer tous les ménestrels jaloux de célébrer la dame du cœur sanglant[5] !

XI.

— Voilà sans doute de beaux rêves ! s’écria la jeune fille (avec un ton léger, mais en laissant échapper un soupir) : cependant la mousse qui tapisse cette roche vaut pour moi un trône et un dais splendide ; je ne foulerais pas avec plus de gaieté les tapis de la cour que ce gazon émaillé de fleurs ; mon oreille serait moins ravie d’écouter les accords du ménestrel royal que les tiens ; et, quant aux amans d’une noble extraction qui fléchiraient le genou devant mes charmes, toi-même, barde flatteur, tu avoueras que le farouche Roderic me rend ici un humble hommage. Le fléau des Saxons, l’orgueil du clan d`Alpine, la terreur des rives du lac Lomond, retarderait, à ma prière, une expédition dans le comté de Lennox… pendant un jour entier.

XII.

Le vieux barde reprit soudain un air grave :

— Tu as mal choisi, dit-il à Hélène, le sujet de ton innocent badinage. Qui peut, dans les solitudes de l’ouest, sourire en nommant Roderic ? Je le vis immoler de sa main un chevalier dans Holy-Rood ; je le vis retirer du corps de sa victime sa dague sanglante (c) : les pâles courtisans s’écartèrent pour laisser passer l’impitoyable homicide ; et depuis, quoique proscrit, il a su conserver fièrement ses domaines des montagnes. Quel autre que lui eût osé donner — maudit soit le jour qui m’arrache cet odieux aveu — quel autre que lui eût osé donner asile à Douglas, à Douglas désavoué par tous ses nobles pairs comme un cerf poursuivi et blessé[6] ?

Hélas ! ce chef de maraudeurs a pu seul risquer de nous protéger ; et maintenant que tes jeunes appas se sont épanouis, il voit sa récompense dans le don de ta main : en peu de temps les dispenses nécessaires peuvent être apportées de Rome, et venir à l’appui de sa demande. Alors, quoique exilé, ton père, en vrai Douglas, inspirerait de nouveau le respect et la crainte à ses ennemis : mais, quoique Roderic t’aime assez pour se laisser guider par toi avec un fil de soie, et pour sacrifier ses terribles volontés à tes désirs, cependant, ma fille chérie, garde-toi d’en parler légèrement ; ta main touche la crinière d’un lion.

XIII.

— Allan, reprit Hélène, et l’ame de son père brilla dans ses yeux, je sais tout ce que je dois à la famille de Roderic ; lady Marguerite a eu pour moi tous les soins d’une mère, depuis que la fille de sa sœur est devenue orpheline dans ces déserts. J’ai contracté une dette plus sacrée encore envers le brave Chef, son fils, qui protège mon père contre la vengeance du roi d’Ecosse : si je pouvais m’acquitter avec mon sang, je le donnerais volontiers à Roderic. Oui, Allan, il peut demander mon sang et ma vie,… mais non ma main ; Plutôt que d’épouser l’homme qu’elle ne peut aimer, Hélène Douglas préférerait s’ensevelir dans le cloître de Saint-Maronan[7], ou même aller au-delà des Mers, errer sans asile et implorer la froide charité des hommes dans ces lieux où jamais ne fut prononcé un mot écossais, où jamais le nom de Douglas ne fut entendu.

XIV.

Tu balances ta tête blanchie, ami fidèle ; tes regards ne me disent en faveur de Roderic rien que je n’avoue. Oui, Roderic est vaillant ; mais il est terrible comme la vague menaçante de Bracklinn[8] ; il est généreux,… excepté quand un transport de vengeance ou de jalousie embrase son cœur. Je conviens qu’il est fidèle à ses amis comme sa claymore l’est à son courage ; mais ce même fer serait plus susceptible de pitié pour un ennemi que le cœur de Roderic.

Il est libéral quand il s’agit d’abandonner à son clan le butin qu’il rapporte à travers les lacs et les ravines, après avoir laissé des monceaux de cendres rougies de sang dans les plaines où s’élevait un riant hameau.

J’honore la main qui combattit pour mon père, comme doit l’honorer la fille de Douglas ; mais pourrais-je la serrer dans la mienne quand elle s’offre à moi toute fumante du sang des malheureux cultivateurs égorgés dans leurs chaumières ? Non ! Plus les qualités de Roderic répandent d’éclat, plus elles font ressortir ses passions et son orgueil ; elles sont comme l’éclair dans une nuit obscure.

Encore enfant (à cet âge l’instinct nous fait distinguer nos ennemis de nos amis), je frémissais à l’aspect de son front farouche, de son plaid ondoyant et de son noir panache. Pourrais-je aujourd’hui souffrir son air hautain et superbe ? Mais si c’est sérieusement que tu attribues à Roderic la prétention de devenir mon époux, j’éprouve un sentiment de douleur, je dirais même de crainte si ce mot était connu des Douglas…

Laissons là un entretien odieux : que penses-tu, Allan, de l’étranger auquel nous avons donné l’hospitalité ?

XV.

— Ce que j’en pense ?… Maudit soit l’instant qui amena cet inconnu dans notre île ! L’épée de ton père, fabriquée jadis par un art magique pour Archibald Tineman[9], alors qu’apaisant d’anciennes haines il réunit les lances des frontières aux arcs d’Hotspur, l’épée de ton père, en sortant d’elle-même du fourreau, n’a-t-elle pas annoncé l’approche d’un secret ennemi (d) ? Si un espion de la cour s’était introduit ici, que n’aurions-nous pas à craindre pour Douglas et pour cette île, qu’on regardait autrefois comme le dernier et le plus sûr retranchement du clan d’Alpine !

Mais cet étranger ne serait-il ni un ennemi, ni un espion,… que dira le jaloux Roderic ?… Je n’approuve pas ton geste de dédain… Rappelle-toi la terrible querelle qui s’éleva entre Malcolm Græme et Roderic quand tu ouvris le bal avec ce jeune Chef, aux fêtes du mois de mai : quoique ton père ait rétabli la concorde, le cœur de Roderic nourrit encore le feu mal éteint de ses ressentimens. Prends donc garde…

Mais, écoutons : quel son frappe mon oreille ? Je ne puis distinguer ni le soupir de la brise mourante, ni le murmure plaintif des bouleaux, ni le frémissement des trembles ; aucun souffle ne ride le lac ; la blanche barbe de la filage[10] est immobile : cependant, par la vertu de mon art, j’ai cru entendre… écoutons ! Je reconnais les cornemuses guerrières qui font retentir au loin le pibroc des montagnards.

XVI.

Le barde et Hélène aperçurent à l’extrémité du lac quatre points obscurs, qui, s’accroissant par degrés, parurent enfin quatre navires avec leurs agrès et leur équipage : ils descendaient de Glengyle et voguaient à pleines voiles vers l’île solitaire.

Ils passèrent la pointe de Brianchoil, et en prenant l’avantage du vent ils déployèrent au soleil le pin dessiné sur la bannière du fier Roderic.

A mesure qu’ils s’approchent on voit étinceler les lances, les piques et les haches d’armes. Déjà on distingue les tartans, les plaids et les panaches ondoyans,

Les matelots s’inclinent et se redressent ; chaque fois que la rame frappe les flots, qui gémissent sous leurs efforts, étincellent, et s’élèvent en vapeur. Les ménestrels sont sur le tillac ; les riches banderoles qui ornent le bourdon de leurs cornemuses descendent jusque sur le sein de l’onde pendant qu’ils font résonner sur le lac l’antique chant des montagnes.

XVII.

Le pibroc retentit de plus en plus ; d’abord les sons, adoucis par l’éloignement et arrêtés par les inégalités du cap et de la baie, arrivaient au rivage de l’île, dépouillés de toute intonation trop rude. Mais bientôt on peut facilement reconnaître les sons aigres et perçans de la marche guerrière qui appelle aux combats le clan d’Alpine. Ce sont des notes rapides comme les pas précipités de mille guerriers qui accourent au rendez-vous, et ébranlent la terre par leur course rapide. A un prélude plus léger qui exprime ensuite leur marche joyeuse, succèdent le signal du combat, les clameurs confuses, le cliquetis des armes et le choc des boucliers. Après un repos dont le silence a quelque chose de triste, la musique retrace une nouvelle mêlée, la charge impétueuse, le cri de ralliement, la retraite changée en déroute, et la voix de la victoire qui proclame le clan d’Alpine.

Ces sons bizarres se terminaient par un murmure plaintif et prolongé qui aux clairons de la gloire faisait succéder l’hymne funèbre pour ceux qui n’étaient plus[11].

XVIII.

Les cornemuses avaient cessé de se faire entendre ; mais le lac et les coteaux répétaient une nouvelle harmonie ; un chœur de voix remplaçait les accords des instrumens guerriers ; cent vassaux de Roderic célébraient les louanges de leur Chef. Chaque rameur, incliné sur son aviron, lui imprimait un mouvement cadencé, semblable au bruissement des arbres quand la brise d’hiver se glisse dans leurs rameaux dépouillés de feuilles.

Allan distingua le premier le chant entonné par le chœur, dont bientôt Hélène put aussi saisir les accens guerriers.

XIX.
LE CHANT DU CLAN D’ALPINE.

Honneur au Chef vaillant que conduit la victoire !
Honneur au noble pin que forme son cimier !
Qu’il fleurisse à jamais dans notre clan guerrier,
Et soit pour nos neveux l’étendard de la gloire.

De ta rosée, ô ciel ! féconde ses rameaux,
Et des sucs de la terre enrichis sa racine ;
Qu’il donne chaque jour des rejetons nouveaux :
Célébrons à l’envi Roderic, fils d’Alpine.

Ce n’est point un rameau qu’on voit dans les campagnes
Croître avec le printemps, et l’hiver se flétrir

Mais c’est quand les frimas règnent sur nos montagnes
Que l’on voit notre clan sous son ombre accourir.

Au milieu des rochers il fixe sa racine,
Bravant avec orgueil le courroux des autans,
il s’affermit encor sous leurs coups impuissans ;
Bredalbane et Menteith, chantez le fils d’Alpine.

XX.

Dans Glen-Fruin retentit notre pibroc sonore ;
Bannochar y répond par des gémissemens ;
Lomond a vu périr ses fils les plus vaillans ;
Dans Glen-Luss et Ross-Dhu la flamme fume encore (e).

Long-temps on entendra les veuves des Saxons
Pleurer notre passage à Lennox, à Levine ;
L’épouvante long-temps parcourra ces vallons
Au seul nom glorieux de Roderic Alpine.

Ramez, vassaux, ramez pour le Chef de nos clans
Et pour le noble pin qui lui sert de bannière ;
Que la rose en bouton de l’île solitaire
Consente à couronner ses rameaux triomphans.

Qu’un jeune rejeton, près du lac de Katrine,
Puisse sortir enfin de ce pin glorieux,
Et sous son ombre un jour réunir nos neveux
Qu’ils disent comme nous : Honneur au fils d’Alpine[12].

XXI.

Lady Marguerite accourut sur le rivage avec le joyeux cortège de ses femmes. Leurs cheveux flottaient au gré des vents ; elles élevaient leurs bras aussi blancs que la neige en répétant avec acclamation le nom du Chef. Cependant, inspirée par une prévenance ingénieuse, la mère de Roderic invitait Hélène à venir sur la plage pour recevoir son parent victorieux.

— Hâte-toi, ma fille, disait-elle ; hâte-toi ! Tu portes le nom de Douglas, et tu hésites à venir poser la couronne sur le front d’un vainqueur !

La jeune fille obéissait à regret, et en ralentissant ses pas, à la voix de lady Marguerite, lorsqu’un cor retentit dans le lointain….. Elle s’arrête et se retourne aussitôt. — Ecoute, Allan-Bane ! s’écrie-t-elle ; j’ai entendu le signal de mon père ; c’est à nous qu’il appartient de guider l’esquif, et d’aller recevoir Douglas.

Elle a dit, et, rapide comme un rayon du soleil, elle a volé vers sa légère nacelle. Pendant que Roderic cherche parmi les femmes de sa mère celle que son cœur préfère, Hélène a déjà laissé l’île derrière elle, et son esquif aborde dans la baie.

XXII.

Il est des sentimens éprouvés par les mortels, qui appartiennent au ciel plus qu’à la terre ; et s’il y a des larmes si pures que les anges n’en versent pas de plus précieuses, ce sont les larmes qu’un tendre père répand sur une fille cligne de son amour quand Douglas pressa tendrement contre son cœur sa chère Hélène, telles furent les saintes larmes qui tombèrent sur le front de la jeune fille, quoique ce fût un guerrier qui pleurât.

Hélène s’étonne de sentir expirer sur ses lèvres les expressions de la tendresse filiale ; et dans son émotion, elle ne remarque pas que la crainte (indice d’un amour sincère) tient à l’écart un aimable étranger… Non, elle ne le remarque point, jusqu’à ce que Douglas l’ait nommé… C’était pourtant Malcolm Græme.

XXIII.

Allan considérait avec une attention inquiète le débarquement de Roderic ; il fixait un moment sur son maître un regard douloureux, et soudain sa main s’empressait d’essuyer sa paupière humide. Douglas frappa doucement sur l’épaule de Malcolm, et lui dit avec bonté : — Mon jeune ami, ne devines-tu rien dans les yeux de mon fidèle barde ?… Je vais te dire quel souvenir l’attendrit… Il se rappelle le jour où il me précédait en célébrant ma gloire sous les arceaux de Bothwell, et dirigeant le chœur de cent ménestrels. La bannière de Perey, conquise dans une bataille sanglante, brillait devant moi, et vingt chevaliers, dont le dernier pouvait prétendre à un rang aussi élevé que celui du Chef d’Alpine, ornaient mon triomphe.

Crois-moi pourtant, Malcolm ; j’étais moins fier de toute cette pompe, de ma victoire sur le croissant humilié, des chevaliers et des lords qui formaient mon cortège, des hymnes sacrés de Blantyre et des chants flatteurs des bardes de Bothwell ; j’étais moins fier, dis-je, de tous ces honneurs que je le suis des larmes de ce vieillard fidèle, et de la tendresse de cette fille bien-aimée : l’accueil que je reçois est plus sincère et plus doux pour Douglas que tout ce que la fortune m’a jamais offert de plus brillant. Pardonne, ami, l’orgueil d’un père ; j’oublie avec Hélène tout ce que j’ai perdu.

XXIV.

Délicieuse louange ! La timide Hélène rougit, semblable à la rose printanière qu’embellissent les gouttes de la rosée… C’est Douglas qui parle, et Malcolm qui écoute. Pour cacher son émotion et sa joie timide, elle s’occupe tour à tour des chiens et du faucon. Sa main caressante appelle les limiers, qui s’approchent d’elle en rampant et d’un air soumis : sa voix connue fait voler à elle le faucon, qui se pose sur la main qu’il chérit, replie ses noires ailes, baisse ses yeux brillans, et ne songe point à fuir, quoique sans chaperon.

On eût cru voir dans la fille de Douglas la déesse qui présidait jadis aux forêts. Si la tendre partialité d’un père vantait trop les vertus et la beauté d’Hélène, l’œil d’un amant les exagérait encore davantage ; car chacun de ses furtifs regards exprimait l’enthousiasme de son ame.

XXV.

Malcolm Græme était d’une taille élancée, mais bien prise et robuste. Jamais le plaid et le tartan ne couvrirent des membres plus gracieux. Ses cheveux dorés se bouclaient élégamment autour de sa toque bleue ; son œil d’aigle distinguait le ptarmigan sur la neige ; chasseur habile, il connaissait tous les défilés qui conduisent aux montagnes et aux lacs de Menteith et de Lennox. Vainement le chevreuil bondit et s’élance quand Malcolm a tendu son arc retentissant ; il l’atteindrait presque à la course, même quand la peur lui donnerait des ailes. Malcolm gravit hardiment le pic escarpé de Ben-Lomond sans perdre haleine. Tous les traits de son visage sont en harmonie avec son ame ardente, franche et généreuse. Trop heureux avant de voir Hélène, son cœur ignorait les soucis de l’amour, et battait en liberté dans son sein.

Mais les amis du jeune homme, qui connaissaient sa haine pour l’oppression, et son zèle pour la vérité, les bardes qui voyaient ses nobles regards s’enflammer au récit des anciens faits d’armes, disaient tous que, lorsque Malcolm serait parvenu à l’âge viril, la gloire de Roderic n’occuperait plus seule la renommée dans les montagnes, et pâlirait devant celle de l’héritier des Græme.

XXVI.

Cependant la nacelle retourne vers l’île, et Hélène dit à Douglas : — Pourquoi allez-vous, ô mon père ! chasser si loin ? Pourquoi vous absenter si long-temps ? et pourquoi ?… Ses yeux, tournés du côté de Malcolm, dirent le reste.

— Ma fille, répondit Douglas, la chasse, pour laquelle j’ai tant d’ardeur, est pour moi l’image de l’art plus noble de la guerre ; si j’étais privé de ce passe-temps des braves, que resterait-il à Douglas ?…

— J’ai rencontré le jeune Malcolm dans les bois de Glenfinlas, où je m’étais égaré. J’avoue que je courais un vrai danger, car tous les alentours étaient remplis de chasseurs et de cavaliers… Ce jeune homme, quoique sous la tutèle élu roi, a risqué sa vie et ses biens pour m’offrir son secours. Il a guidé mes pas, et m’a fait éviter les gens qui s’étaient mis à ma poursuite. J’espère qu’oubliant une ancienne querelle, Roderic lui fera un bon accueil pour l’amour de Douglas. Malcolm gagnera ensuite le vallon de Strath-Endrick, et cessera de courir aucun risque pour moi.

XXVII.

Sir Roderic, qui s’avançait à leur rencontre, rougit de colère à la vue de Malcolm Græme ; mais, dans ses actions et ses paroles, il respecta religieusement les droits de l’hospitalité.

Toute la matinée se passa en jeux et en entretiens paisibles ; mais il arriva sur le midi un courrier pressé qui parla secrètement au chevalier, dont l’air sombre annonça qu’il recevait de fâcheuses nouvelles. De profondes pensées semblaient tourmenter son esprit. Ce ne fut cependant qu’après le banquet du soir qu’il réunit autour du foyer sa mère, Douglas, Hélène et Malcolm : tantôt il promenait ses regards autour de lui, et tantôt il les fixait sur la terre, comme un homme qui étudie la manière la plus convenable de commencer un triste récit. Il mania long-temps, comme par distraction, la poignée de sa dague ; et puis, prenant soudain un air fier, il dit :

XXVIII.

— Je vais parler en peu de mots ; le temps presse, et d’ailleurs les phrases préparées répugnent à ma franchise naturelle… Ecoutez-moi tous, vous d’abord mon cousin et mon père, si Douglas du moins permet à Roderic de lui donner ce nom… ma respectable mère, et vous, Hélène… Pourquoi détournez-vous la vue ? ô mon aimable cousine !… Toi aussi, Græme, en qui j’espère bientôt reconnaître un ami ou un ennemi généreux, quand l’âge t’aura donné tes domaines et le commandement de tes vassaux ! Prêtez-moi tous votre attention. — L’orgueil vindicatif du roi se vante d’avoir dompté nos frontières, où des Chefs, qui étaient allés joindre leur prince à la chasse avec leurs meutes et leurs faucons, tombèrent eux-mêmes dans un piège funeste, et d’autres, qui avaient préparé un banquet et croyaient recevoir un hôte royal, furent indignement pendus aux portes de leurs châteaux[13]. Leur sang crie vengeance dans les prairies de Meggat, parmi les fougères de l’Yarrow, sur les rives de la Tweed, dans les lieux qu’arrose l’onde solitaire de l’Ettrick, et sur les bords du Teviot ; tous ces vallons, où des clans guerriers guidaient leurs chevaux, ne sont plus que d’arides déserts. Le tyran de l’Ecosse, si connu par ses perfidies et ses vengeances, vient dans ces lieux : c’est le même dessein qui l’amène ; il a choisi de nouveau le prétexte de la chasse : que le sort des guerriers de la frontière nous fasse juger de la grâce que peuvent espérer de lui les Chefs des montagnes[14] ! Bien plus, on t’a reconnu, ô Douglas ! dans la forêt de Glenfinlas : j’en suis informé par un espion sûr, et je te demande ton avis dans cette situation critique. —

XXIX.

Hélène et lady Marguerite, saisies d’effroi, cherchèrent à se rassurer mutuellement dans les regards l’une de l’autre, et puis elles tournèrent leurs yeux effarés, Hélène vers son père, lady Marguerite vers son fils. Le visage de Græme changea plusieurs fois de couleur ; mais on voyait bien que ce n’était que pour Hélène qu’il concevait des craintes. Triste, mais sans paraître abattu, Douglas donna son avis en ces termes :

— Brave Roderic ! l’orage gronde, mais il peut passer après une vaine menace. Cependant je ne puis me résoudre à demeurer ici une heure de plus pour attirer la foudre sur ta demeure ; car tu n’ignores pas que c’est surtout ma tête blanchie par l’âge que cherche la colère du roi. Pour toi, qui peux mettre à la disposition de ton souverain une troupe de vaillans guerriers, ton hommage et ta soumission doivent détourner les ressentimens du monarque.

Malheureux débris de la maison de Douglas, Hélène et moi nous irons chercher un refuge dans quelque grotte sauvage, et là, comme le cerf échappé à la meute, nous attendrons que les chasseurs aient cessé de battre les montagnes et les clairières.

XXX.

— Non, non, je le jure sur l’honneur, s’écria Roderic, il n’en n’en sera point ainsi, grâce au ciel et à ma fidèle épée ; non, jamais !… Que je voie à jamais flétrir ce pin qui fut le cimier de mes ancêtres, si je souffre que la postérité des Douglas s’éloigne de son ombre à l’heure des dangers. Ecoute ma proposition un peu brusque peut-être : accorde-moi ta fille pour épouse et les conseils de ton expérience pour appui ; assez d’amis et d’alliés viendront se ranger autour de Roderic et de Douglas réunis. Un même intérêt, une même défiance nous associeront tous les Chefs de l’ouest. Quand les cornemuses sonores annonceront mon hymen, ses échos des rives du Forth répéteront un son d’alarmes, les gardes de Stirling tressailliront ; et quand j’allumerai le flambeau nuptial, l’incendie de mille villages troublera de ses sinistres lueurs le sommeil du roi Jacques. Mais non : Hélène, vous avez tort de pâlir, et vous, ma mère, d’exprimer ainsi votre effroi. Dans mon ardeur belliqueuse, j’en ai dit plus que je ne pensais… quel besoin aurons-nous de faire des excursions dans les plaines, ou de livrer des batailles, quand le sage Douglas pourra réunir par un lien d’amitié tous les clans de nos montagnes pour garder nos passages et forcer le roi, déçu dans son espoir de conquête, à retourner avec honte à Edimbourg.

XXXI.

Il est des hommes qui, à l’heure du sommeil, ont gravi le sommet d’une tour suspendue sur l’Océan ; là, bercés par le murmure monotone des vagues mugissantes, ils achèvent tranquillement leur rêve dangereux. Mais quand le retour du jour les réveille, quand un de ces hommes endormis ouvre enfin ses yeux frappés des premiers rayons de l’aurore, et les plonge dans l’abîme sans fond ouvert sous ses pas, quand il entend l’éternel murmure des flots, et que le rempart étroit sur lequel il repose lui semble si peu solide qu’il le voit se balancer comme le fragile tissu de l’araignée qu’agite le vent, ne sent-il pas dans le délire de ses sens le désir désespéré de se précipiter dans l’onde, et d’aller au-devant de la mort dont sa peur le menace ? telle Hélène, troublée par l’abîme qui s’ouvre tout à coup autour d’elle, égarée par ses craintes, dont son père est surtout l’objet, Hélène résiste à peine à la pensée désespérée de sauver Douglas par le sacrifice de sa main.

XXXII.

Malcolm devine dans le regard effaré d’Hélène et dans le mouvement convulsif de ses lèvres cette incertitude fatale ; il se lève pour prendre la parole, mais, avant qu’il eût encore pu rien dire, Douglas avait remarqué la lutte pénible qui déchirait le cœur de sa fille, comme si la vie y eût été aux prises avec la mort. Tout son sang en effet avait un moment coloré ses joues, qui presque aussitôt furent couvertes d’une pâleur mortelle. — Roderic, s’écria le vieillard, ma fille ne peut être ton épouse. Cette soudaine rougeur n’est pas celle qui fait sourire les amans ; cette pâleur n’exprime point les craintes d’une pudeur timide. Cet hymen est impossible. Pardonne-lui son refus, noble Chef, et ne hasarde plus rien pour notre sûreté. Douglas ne lèvera jamais une lance rebelle contre son roi : ce fut moi qui instruisis sa jeune main à guider les rênes d’un coursier et à manier une épée. Je crois voir mon prince encore enfant ; Hélène ne me rendait ni plus fier ni plus heureux ; je l’aime encore malgré les outrages dont il m’accabla dans le premier mouvement d’une colère irréfléchie, et trompé par de perfides délateurs. O Roderic ! demande ton pardon ; il te sera facile de l’obtenir en séparant ta cause de la mienne. —

XXXIII.

Deux fois le Chef parcourut la salle à grands pas ; son front farouche où le dépit le disputait à la colère, et les plis flottans de son tartan, le faisaient apparaître, à la sombre lueur des torches, comme le démon malfaisant de la nuit qui étend ses noires ailes sur le pèlerin égaré ; mais l’amour dédaigné perçait surtout le cœur de Roderic de ses traits envenimés. Roderic saisit la main de Douglas. Ses yeux, qui jusque-là ignoraient les larmes, en versèrent pour la première fois de bien amères ; les angoisses d’un espoir trahi luttaient dans son sein avec son orgueil qui ne pouvait étouffer entièrement ses sanglots convulsifs, trahis par le silence qui régnait autour de lui.

Hélène ne put supporter le désespoir du fils et les regards de la mère ; elle se leva pour s’éloigner, Græme se préparait à suivre ses pas et à la soutenir.

XXXIV.

Soudain Roderic quitte Douglas… Comme on voit la flamme s’élancer à travers de noires vapeurs et changer leurs tourbillons en une vaste mer de feu, de même la jalousie de Roderic éclata tout à coup, et dissipa le sombre abattement de son désespoir.

Sa terrible main saisit l’agrafe qui fixait le plaid de Malcolm sur son sein.

— Arrête ! s’écria-t-il d’une voix menaçante ; arrête, jeune homme ; ne te souvient-il donc plus de la leçon que tu reçus de moi ? Rends grâces à ce toit hospitalier, à Douglas et à sa fille, si je retarde encore ma vengeance.

Græme s’élance sur Roderic avec la promptitude du lévrier qui atteint sa proie. — Je le jure par mon nom, dit-il, ce Chef barbare ne devra la vie qu’à son glaive.

Leurs mains cherchent à saisir la dague ou l’épée ; un combat à mort allait terminer cette scène de fureur ; mais Douglas, dont la force et la stature étaient celles d’un géant, se jeta entre les deux rivaux : — Arrêtez ! dit-il ; le premier qui frappe se déclare mon ennemi[15] ! Insensés ! ne rougissez-vous pas de cette violence frénétique ? Quoi donc ! Douglas est-il tombé si bas, que sa fille soit le prix d’un combat aussi déshonorant ?

Confus l’un et l’autre, ils lâchent prise, mais à regret, se regardant d’un air farouche, le pied en avant et l’épée à demi tirée du fourreau.

XXXV.

Avant que le fer eût brillé, lady Marguerite avait saisi le manteau de Roderic, et Malcolm avait entendu la voix d’Hélène semblable au cri plaintif d’un songe funeste.

Enfin Roderic laisse retomber son épée dans le fourreau, et déguise sa rage par des mots pleins d’ironie.

— Que Malcolm demeure ici jusqu’au matin ; ce serait être inhumain que d’exposer son teint délicat à l’air froid de la nuit : il pourra demain aller dire à Jacques Stuart que Roderic saura défendre ce lac et ces montagnes, mais qu’il n’ira pas grossir, avec les hommes libres de son clan, le pompeux cortège d’un prince dont il se croit l’égal. Si le monarque veut connaître par lui-même le clan d’Alpine, Malcolm lui dira quelles sont nos forces et les passages qui mènent ici… Malise ! approche…

C’était l’écuyer, qui accourut à l’ordre de son Chef.

— Malise, continua Roderic, donne un sauf-conduit à Græme.

Le jeune Malcolm répondit avec une calme assurance.

— Ne crains rien pour ton asile secret.

Les lieux qu’un ange daigna embellir de sa présence sont sacrés, quoique des bandits en fassent leur séjour. Réserve ton insultante courtoisie pour ceux qui ont peur d’être tes ennemis. Les sentiers des montagnes seront aussi sûrs pour moi pendant la nuit qu’en plein jour, quand Roderic lui-même et ses plus braves vassaux voudraient s’opposer à mon passage.

Brave Douglas !… aimable Hélène ! je ne vous dis pas adieu ; il n’est pas sur la terre de retraite assez retirée pour que nous ne puissions nous y revoir un jour… Toi aussi, Chef du clan d’Alpine, je saurai te retrouver. —

Il dit, et s’éloigne de cette demeure rustique.

XXXVI.

Le vieux Allan le suivit jusque sur la plage (tel fut l’ordre de Douglas). Le vieux barde lui apprit que le farouche Roderic venait de jurer que, dès le lever de l’aurore, la croix de feu parcourrait les vallons, les ravins et les bruyères de la contrée ; Græme serait menacé des plus grands périls s’il rencontrait ceux qui devaient se réunir à ce signal. Il serait plus sûr pour lui de débarquer à l’extrémité la plus haute du lac ; Allan s’offrit de le conduire lui-même dans l’esquif.

Les vents emportèrent ses conseils ; Malcolm inattentif roulait les plis nombreux de son plaid autour de ses armes, et se dépouillait de ses vêtemens pour traverser le lac à la nage.

XXXVII.

Puis s’adressant tout à coup au ménestrel : — Adieu, modèle de la fidélité des temps antiques, dt-il en lui pressant la main avec amitié ; adieu. Oh ! que ne puis-je disposer d’un asile !… Mon souverain a la tutelle de mes domaines ; un oncle commande mes vassaux : pour résister à ses ennemis et pour aider ses amis, le pauvre Malcolm n’a que son courage et son épée. Cependant, s’il est un seul Græme fidèle qui aime encore le Chef de son nom, Douglas cessera bientôt d’errer dans les montagnes ; et avant que cet orgueilleux bandit ose… Dis à Roderic que je ne lui dois rien, pas même un esquif pour me transporter loin de son île.

Il se précipite à ces mots dans le lac, tient sa tête élevée au-dessus de l’onde, et s’éloigne fièrement. Allan le suit des yeux dans le trajet.

L’habile nageur, guidé par la clarté de la lune, fend les flots avec la rapidité du cormoran. Arrivé sur l’autre plage, il annonce par un cri qu’il est en sûreté ; le ménestrel entend sa voix lointaine, et retourne moins triste vers Douglas.


FIN DU CHANT DEUXIÈME.
Notes


CHANT SECOND.

Note c. — Paragraphe xii.

Cet attentat dont Roderic est ici accusé n’était pas rare à la cour d’Écosse, où la présence du souverain ne pouvait prévenir l’effusion du sang.

Note d. Paragraphe xv.

Les anciens guerriers, dont l’espoir et la confiance reposaient presque entièrement sur leur épée, avaient l’habitude d’en tirer des présages, surtout de celles qui étaient enchantées ou fabriquées par l’art des magiciens. Nous renvoyons aux romans et aux légendes du temps. Bartholin (De causis contemptæ a Danis adhuc gentilibus mortis) raconte l’histoire de la merveilleuse épée Skofnung, qui fut trouvée dans un tombeau royal par un pirate. Je citerai une anecdote qui a aussi son mérite en fait de merveilleux.

Un jeune gentilhomme s’égara dans les faubourgs d’une ville capitale d’Allemagne, où l’approche d’un orage le força de se réfugier dans une maison voisine. Il frappa à la porte ; elle lui fut ouverte par un homme de haute taille, d’un aspect féroce et dans un costume dégoûtant. L’étranger fut introduit dans une chambre dont les murs étaient garnis de sabres, de haches, et de machines qui semblaient former un véritable arsenal d’instrumens de tortures. Il hésitait à entrer, lorsqu’un sabre tomba de son fourreau. Son hôte le regarda alors avec un air si extraordinaire, que le jeune homme ne put s’empêcher de lui demander son nom, sa profession, et ce que voulait dire l’expression de sa figure. Je suis, répondit cet homme, le bourreau de la ville, et l’incident que vous avez observé est un présage certain que je dois un jour, dans les fonctions de mon emploi, vous trancher la tête avec cette lame qui vient d’abandonner spontanément son fourreau.

Le jeune homme ne se soucia pas de demeurer long-temps chez son hôte ; mais s’étant trouvé dans une émeute, quelques années après, il fut décapité par le bourreau, et avec le sabre qu’il avait vu chez lui.

Note e. — Paragraphe xx.

Lennox était particulièrement exposé aux incursions des montagnards. La bataille de Glen-Fruin est fameuse par le sang qui y fut répandu avec tant d’atrocité (1602).

Les suites de cette bataille furent terribles pour le clan des Mac-Gregor, qui y avait figuré, et qui passait déjà pour une tribu rebelle. Les veuves des Colguhoums qui avaient été égorgés vinrent, au nombre de soixante, trouver le roi à Stirling ; elles étaient toutes montées sur des palefrois blancs, et portaient les chemises sanglantes de leurs maris au bout d’une pique. Jacques VI fut si touché de leur douleur, qu’il exerça sur les Mac-Gregor une terrible vengeance. On proscrivit jusqu’au nom de ce clan ; tous ceux qui lui avaient appartenu étaient passés au fil de l’épée ou livrés aux flammes, et chassés avec des limiers comme des bêtes féroces.

Nous renvoyons nos lecteurs au chef-d’œuvre de Rob-Roy, qui nous autorise à abréger cette note.

  1. Les Chefs des montagnes avaient à leur service un barde, qui était au nombre des officiers de la maison (Voyez Waverley.)
  2. L’ancienne famille des Graham possédait des domaines considérables dans les cantons de Dumbarton et de Stirling. La mesure nous a fait presque une loi d’écrire ce nom d’après la prononciation écossaise. Il est peu de familles qui puissent prétendre à plus de renommée historique ; trois célèbres héros des annales d’Ecosse lui assurent l’immortalité. Le premier fut sir John the Græme, fidèle compagnon d’armes de Wallace, et mort à la bataille de Falkirk en 1298 ; le second de ces grands hommes fut le marquis de Montrose, dans lequel le cardinal de Retz vit se réaliser l’idéal qu’il s’était formé des héros de l’antiquité. Malgré la sévérité de son caractère et la rigueur avec laquelle il exécuta la terrible mission des princes qu’il servit, je n’hésite pas à nommer comme le troisième John Græme de Claverhouse, vicomte de Dundee, dont la mort héroïque dans le sein de la victoire doit atténuer la cruauté qu’il montra envers les non-conformistes pendant les règnes de Charles II et de Jacques II.
  3. Je n’essaierai point de prouver que saint Modan fût habile à pincer la harpe. Ce talent n’a rien cependant qui dégrade un saint ; car saint Dunstan en pinçait très certainement ; et sa harpe, participant à la vertu de son maître, annonçait l’avenir par ses sons spontanés, comme l’attestent les légendes :
     « …… Un jour que saint Dunstan travaillait à ses arts mécaniques pour une matrone pieuse, sa harpe, suspendue à la muraille, fit entendre distinctement d’elle-même cette antienne :
     « Gaudent in cælis animæ sanctorum qui Christi vestigia sunt secuti ; et quia pro ejus amore sanguinem suum fuderunt, ideo cum Christo gaudent æternum. »
     « Tous les assistans fort surpris n’eurent plus des yeux que pour regarder cet instrument extraordinaire. »
    (Voyez les Vies choisies des saints les plus fameux de l’Angleterre, de l’Ecosse et de l’Irlande, par le révérend père Hiérôme Porter ; Douay, 1632, in-4 ; tom., I, pag. 438.)
  4. Le texte fait ici allusion à la disgrâce des Douglas, de la maison d’Angus, pendant le règne de Jacques V. (Voyez l’introduction des Ballades des frontières.)
  5. Armoiries des Douglas. Voyez Marmion. — En.
  6. La situation de cette famille, si puissante avant son exil, n’est point exagérée ici. La haine que Jacques portait au nom de Douglas était si invétérée, que quels que fussent le nombre de leurs alliés et le mépris qu’on faisait alors de l’autorité royale, aucun de leurs amis n’osait les accueillir que sous le plus grand secret.
  7. La paroisse de Kirkmarnock tire son nom d’une chapelle dédiée à saint Maronoch, Marnoc ou Maronan. La fontaine qui était dédiée à ce bienheureux patron a aujourd’hui un peu perdu des vertus qu’on lui attribuait autrefois.
  8. C’est près d’un lieu appelé le pont de Bracklinn qu’un torrent des montagnes nommé le Keltie forme une belle cascade qui porte ce nom. Le pont est si étroit qu’on ne le traverse guère sans trembler. (Voyez les Vues pittoresques d’Ecosse, 1 vol. in-4. Paris, Charles Gosselin.)
  9. Archibald, troisième comte de Douglas, était si malheureux dans toutes ses entreprises, qu’il en acquit le surnom de Tineman, du mot écossais tine, perdre, parce qu’il perdait ses compagnons dans toutes les batailles qu’il donnait, etc., etc., etc. (Voyez l’Histoire de la maison de Douglas.)
  10. C’est le filago montana de Linnée, l’herbe à coton.
  11. « Les connaisseurs en musique de cornemuse prétendent distinguer dans un pibroc bien composé tous les sons imitatifs d’une marche, d’un combat, d’une déroute, et tous les incidens d’un combat animé. Voici ce qu’en dit le docteur Beattie. — Un pibroc est une espèce de symphonie qui n’appartient qu’aux montagnes et aux îles de l’Ecosse. Il est exécuté sur la cornemuse, et diffère totalement de toute autre musique. Le rhythme en est si irrégulier, qu’un étranger ne peut y faire son oreille et en analyser les modulations ; quelques-uns retracent toute une bataille, etc., etc. » (Essai sur les rires et les compositions plaisantes, chap. III.)
  12. Outre son nom et son surnom, chaque Chef des montagnes avait une épithète, pour exprimer sa dignité patriarcale comme chef de son clan, qui lui était commune avec ses devanciers et ses successeurs : tel était le titre de Pharaon pour les rois d’Egypte, et d’Arsace pour ceux d’Assyrie. C’était ordinairement un nom patronymique, exprimant la descendance du fondateur de la famille. Le duc d’Argyle, par exemple, s’appelait Mac-Callum-More, ou fils de Colin-le-Grand. Quelquefois ce nom était encore tiré d’une distinction d’armoiries. La chanson des rameurs est une imitation des jorans écossais, adaptée parfaitement aux mouvemens de l’aviron.
  13. « En 1529, Jacques V, à la suite d’une décision de son conseil, prit des mesures énergiques pour comprimer les clans des frontières, dont les déprédations s’étaient souvent renouvelées pendant sa minorité. Il rassembla une espèce de camp volant, où se rendit toute sa noblesse, qui avait ordre d’amener ses faucons et ses meutes, afin que le roi pût jouir du plaisir de la chasse dans les intervalles de l’expédition. Il parcourait ainsi la forêt d’Ettrick, faisant pendre à droite et à gauche les Chefs rebelles, etc. » (Histoire d’Ecosse, par Pitscottie.)
  14. Il est vrai que Jacques s’appliquait également à réprimer le brigandage et l’oppression féodale dans toutes les parties de son royaume. On peut consulter à ce sujet Pitscottie, p. 153.
  15. L’auteur doit s’excuser ici de s’être approprié, sans le vouloir, une ligne entière de la tragédie de Douglas :
     « Le premier qui frappe se déclare mon ennemi. »