Oliver Twist/Chapitre 33
Librairie Hachette et Cie, (p. 235-244).
Le printemps passa vite, et l’été commença. Si, jusque-là, la campagne avait été belle, elle était maintenant dans tout son éclat et étalait toutes ses richesses. Les grands arbres, qui avaient longtemps paru nus et dépouillés, avaient retrouvé toute leur vigueur, et déployaient leurs verts rameaux, offrant sous leur ombre d’agréables retraites, d’où la vue s’étendait sur le paysage doré par le soleil ; la terre avait revêtu son manteau de verdure, et exhalait au loin les plus doux parfums. On était au plus beau moment de l’année rajeunie ; tout respirait la joie.
On continuait à mener une existence paisible au petit cottage, et la même sérénité d’humeur régnait parmi ses habitants. Depuis longtemps Olivier avait retrouvé la force et la santé ; mais, qu’il fût malade ou bien portant, il n’y avait nulle différence dans son affection dévouée pour ceux qui l’entouraient. (Il y a beaucoup de gens qui ne pourraient pas en dire autant.) Il était toujours aussi doux, aussi attaché, aussi affectueux que lorsque les souffrances avaient miné ses forces, et aussi attentif à tout ce qui pouvait faire plaisir à ses bienfaitrices.
Par une belle soirée, ils avaient fait une promenade plus longue que d’ordinaire ; la journée avait été d’une chaleur exceptionnelle, la lune brillait dans son plein, et une brise légère s’était levée, plus fraîche que d’habitude. Rose avait été pleine d’entrain, et ils avaient prolongé leur promenade, en causant joyeusement, beaucoup au-delà des limites habituelles. Mme Maylie était fatiguée ; ils revinrent lentement à la maison. La jeune demoiselle ôta son chapeau, et se mit au piano comme à l’ordinaire ; après avoir promené d’un air distrait ses doigts sur le clavier pendant quelques instants, elle entama un air lent et solennel. Tout en le jouant, on l’entendait soupirer comme si elle pleurait.
« Ma chère Rose ! » dit la vieille dame.
Rose ne répondit rien, mais se mit à jouer un peu plus vite, comme si la voix de sa tante l’eût arrachée à quelque pensée pénible.
« Rose, mon amour ! dit Mme Maylie en se levant précipitamment et en se penchant vers la jeune fille. Qu’est-ce que tu as ? ton visage est baigné de larmes, ma chère enfant. Qu’est-ce qui te fait souffrir ?
— Rien, ma tante, rien, répondit la jeune fille ; je ne sais ce que j’ai, je ne pourrais le dire, mais je me sens mal à l’aise ce soir, et…
— Serais-tu malade, mon amour ? interrompit Mme Maylie.
— Oh ! non, je ne suis pas malade ! répondit Rose en tressaillant, comme si un frisson mortel la saisissait tout à coup. Je vais aller mieux tout à l’heure. Fermez la fenêtre, je vous prie. »
Olivier s’empressa d’accéder à son désir ; et la jeune fille, faisant effort pour retrouver sa gaieté, se mit à jouer un air plus gai : mais ses doigts s’arrêtèrent sans force sur le piano ; elle mit sa figure dans ses mains, se jeta sur un canapé, et laissa un libre cours aux larmes qu’elle ne pouvait plus retenir.
« Mon enfant ! dit la vieille dame en la serrant dans ses bras ; je ne t’ai jamais vue ainsi.
— J’aurais voulu ne pas vous causer d’inquiétude, dit Rose ; mais j’ai eu beau faire, je n’ai pu en venir à bout. Je crains d’être malade, ma tante. »
Elle l’était en effet. Dès qu’on eut apporté de la lumière, on vit que, dans le peu de temps qui s’était écoulé depuis leur retour à la maison, l’éclat de son teint avait disparu, et qu’elle était pâle comme un marbre. Sa physionomie n’avait rien perdu de sa beauté, mais elle était cependant altérée, et ses yeux si doux avaient pris une expression de vague inquiétude qu’ils n’avaient jamais eue. Un instant après, elle devint pourpre, et ses beaux yeux bleus étaient égarés ; puis cette rougeur disparut, comme l’ombre projetée par un nuage qui passe, et elle redevint d’une pâleur mortelle.
Olivier, qui observait la vieille dame avec inquiétude, remarqua qu’elle était alarmée de ces symptômes, et il le fut aussi ; mais voyant qu’elle affectait de les considérer comme légers, il essaya de faire de même ; ils y réussirent si bien, que, lorsque Rose se fut laissé persuader par sa tante de se mettre au lit, elle avait repris confiance et semblait même aller beaucoup mieux, car elle les assura qu’elle était certaine de se réveiller le lendemain matin en parfaite santé.
« J’espère, madame, dit Olivier, quand Mme Maylie revint, qu’il n’y a rien là de sérieux ? Mlle Maylie ne semble pas bien ce soir, mais… »
La vieille dame l’engagea à ne rien dire, et, s’asseyant au fond de la chambre, garda quelque temps le silence ; enfin, elle lui dit d’une voix tremblante :
« Je ne l’espère pas, Olivier. J’ai été si heureuse avec elle pendant plusieurs années ! trop heureuse peut-être, et il se peut que le moment soit venu où je dois éprouver quelque malheur ; mais j’espère que ce ne sera pas celui-là.
— Quel malheur, madame ? demanda Olivier.
— Le coup terrible, dit la vieille dame d’une voix à peine articulée, de perdre la chère enfant qui est depuis si longtemps toute ma consolation et tout mon bonheur.
— Oh ! que Dieu nous en préserve ! s’écria vivement Olivier.
— Ainsi soit-il, mon enfant, dit la vieille dame en joignant les mains.
— Sans doute il n’y a pas à craindre un malheur si terrible ! dit Olivier. Il y a deux heures, elle était bien portante.
— Elle est très mal maintenant, répondit Mme Maylie ; et elle n’est pas encore au pis, j’en suis sûre. Oh ! Rose, ma chère Rose ! que deviendrais-je sans elle ? »
La pauvre dame se laissa aller à ces pensées désespérantes, et fut en proie à une si violente douleur, qu’Olivier, maîtrisant sa propre émotion, se hasarda à lui faire des remontrances et à la supplier ardemment, pour l’amour de la chère malade elle-même, de se montrer plus calme.
« Et considérez, madame, dit Olivier, dont les larmes jaillissaient en dépit de tous ses efforts pour les retenir ; considérez combien elle est jeune et bonne, quel plaisir, quelles consolations elle répand autour d’elle. Je suis sûr… je suis certain… tout à fait certain… pour vous, qui êtes si bonne aussi… pour elle… pour tous ceux dont elle fait le bonheur, qu’elle ne mourra pas. Dieu ne permettra pas qu’elle meure si jeune.
— Chut ! dit Mme Maylie en posant la main sur la tête d’Olivier ; vous raisonnez comme un enfant, mon pauvre garçon ; et, quoique ce que vous dites soit naturel dans votre bouche, vous avez tort. Mais vous me rappelez mes devoirs ; je les avais oubliés un instant, Olivier, et j’espère que cela me sera pardonné : car je suis vieille et j’ai vu assez de maladies et de morts pour savoir quelle douleur éprouvent ceux qui survivent ; j’en ai vu assez pour savoir que ce ne sont pas toujours les plus jeunes et les meilleurs qui sont conservés à l’amour de ceux qui les chérissent. Mais cela même doit être pour nous une consolation plutôt qu’un chagrin : car le ciel est juste, et de telles pertes nous montrent, à n’en pouvoir douter, qu’il y a un monde bien plus beau que celui-ci, et que la route qui nous y mène est courte. Que la volonté de Dieu soit faite ! Mais je l’aime, et Dieu seul sait avec quelle tendresse ! »
Olivier fut surpris de voir que Mme Maylie, en prononçant ces mots, triompha tout d’un coup de sa douleur, cessa de pleurer et reprit son attitude calme et ferme. Il fut encore plus étonné de voir qu’elle persévéra dans cette fermeté, et qu’au milieu des soucis et des soins qui suivirent, Mme Maylie fut toujours prête à tout et maîtresse d’elle-même, remplissant tous les devoirs de sa position avec empressement, et même, à en juger par son extérieur, avec une espèce de gaieté. Mais il était jeune et il ignorait de quoi sont capables les âmes fortes dans de telles circonstances ; comment d’ailleurs aurait-il pu le savoir, quand ceux qui possèdent cette force d’âme l’ignorent souvent eux-mêmes ?
La nuit qui suivit ne fit qu’accroître les inquiétudes, et, le lendemain matin, les pressentiments de Mme Maylie ne furent que trop justifiés. Rose était dans la première période d’une fièvre lente et dangereuse.
« Il faut de l’activité, Olivier ; nous ne devons pas nous laisser aller à une douleur stérile, dit Mme Maylie en mettant un doigt sur ses lèvres et en regardant fixement l’enfant. J’ai besoin de faire parvenir en toute hâte cette lettre à M. Losberne ; il faut la porter au village, qui n’est pas à plus de quatre mille d’ici, en prenant la traverse, et de là, l’envoyer par un exprès à cheval droit à Chertsey. Vous trouverez à l’auberge des gens qui se chargeront d’en fournir un, et je sais que je puis compter sur vous pour vous assurer du départ du messager. »
Olivier ne répondit rien, mais montra par son empressement qu’il voudrait déjà être parti.
« Voici une autre lettre, dit Mme Maylie en réfléchissant un instant ; mais je ne suis pas décidée si je dois l’envoyer maintenant ou attendre, pour l’envoyer, que nous soyons fixés sur l’état de Rose : je ne la ferais partir que si je craignais une catastrophe.
— C’est aussi pour Chertsey, madame ? demanda Olivier, impatient d’exécuter la commission et tendant une main tremblante pour prendre la lettre.
— Non, » répondit la vieille dame, en la lui donnant machinalement.
Olivier lut l’adresse, et vit qu’elle était adressée à Henri Maylie, esquire, au château d’un lord ; mais il ne put découvrir chez qui.
« La porterai-je, madame ? demanda Olivier, en regardant Mme Maylie d’un air d’impatience.
— Non, dit-elle en la lui reprenant ; je préfère attendre à demain matin. »
Elle donna sa bourse à Olivier, et il partit à toutes jambes.
Il courut à travers champs, ou le long des petits sentiers qui les séparaient, tantôt cachés par les blés murs qui les bordaient de chaque côté, et tantôt débouchant dans la plaine, où faucheurs et moissonneurs étaient à l’œuvre ; il ne s’arrêta point, sinon pour reprendre haleine de temps à autre pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’il eût atteint, tout en sueur et couvert de poussière, la place du marché du village.
Là, il fit une halte et chercha des yeux l’auberge. Il vit une maison de banque peinte en blanc, une brasserie peinte en rouge, une maison de ville peinte en jaune, et à un des coins de la place une grande maison à volets verts, ayant pour enseigne : Au grand Saint-Georges, vers laquelle il se dirigea rapidement dès qu’il l’eut aperçue.
Olivier s’adressa à un postillon qui flânait devant la porte, lequel, après avoir entendu ce dont il s’agissait, le renvoya au palefrenier, lequel, après avoir entendu le même récit, le renvoya à l’aubergiste, qui était un grand gaillard portant une cravate bleue, un chapeau blanc, une culotte de gros drap et des bottes à revers, et qui s’appuyait contre la pompe près de la porte de l’écurie, avec un cure-dents d’argent dans les dents.
Celui-ci se rendit sans se presser à son comptoir pour écrire le reçu, ce qui prit pas mal de temps ; et, quand le reçu fut prêt et acquitté, il fallut seller le cheval, donner au messager le temps de s’équiper, ce qui prit encore dix bonnes minutes. Pendant ce temps Olivier était si dévoré d’impatience et d’inquiétude, qu’il aurait voulu sauter sur le cheval et partir à toute bride jusqu’au relais suivant. Enfin tout fut prêt, et le petit billet ayant été remis au messager, avec force recommandations de le porter en toute hâte, celui-ci donna de l’éperon à son cheval, partit au galop, et fut en quelques minutes bien loin du village.
C’était quelque chose que d’être assuré qu’on était allé chercher du secours, et qu’il n’y avait pas eu de temps perdu : Olivier, le cœur plus léger, sortait de la cour de l’auberge et allait franchir la porte, quand il heurta par hasard un homme de haute taille, enveloppé dans un manteau, qui entrait juste au même instant dans l’auberge.
« Ah ! dit l’homme en fixant ses regards sur Olivier et en reculant brusquement, que diable est ceci ?
— Je vous demande pardon, monsieur, dit Olivier ; j’étais pressé de retourner à la maison, et je ne vous ai pas vu venir.
— Damnation ! dit l’homme à voix basse en considérant l’enfant avec de grands yeux sinistres. Qui l’eût crû ? on le réduirait en cendres, qu’il sortirait encore du tombeau pour se trouver sur mon chemin !
— J’en suis bien fâché, monsieur, balbutia Olivier, intimidé par le regard farouche de l’étranger ; j’espère que je ne vous ai point fait de mal ?
— Malédiction ! murmura l’homme en proie à une horrible fureur et grinçant des dents ; si j’avais eu seulement le courage de dire un mot, j’en aurais été débarrassé en une nuit. Mort et damnation sur toi, petit misérable ! que fais-tu ici ? »
En prononçant ces paroles incohérentes, l’homme se tordait les poings et grinçait des dents ; il s’avança vers Olivier comme pour lui assener un coup violent, mais il tomba lourdement à terre, en proie à des convulsions et écumant de rage. Olivier contempla un instant les affreuses contorsions de ce fou (car il le supposait tel), et s’élança dans la maison pour demander du secours. Quand il l’eut vu transporter dans l’auberge, il reprit le chemin de la maison, courant de toute sa force pour rattraper le temps perdu, et songeant avec un mélange d’étonnement et de crainte, à l’étrange physionomie de l’individu qu’il venait de quitter.
Cet incident n’occupa pourtant pas longtemps son esprit. Quand il arriva au cottage, il y trouva de quoi absorber entièrement ses pensées, et chasser loin de son souvenir toute préoccupation personnelle.
L’état de Rose Maylie s’était promptement aggravé, et avant minuit elle eut le délire ; un médecin de l’endroit ne la quittait pas. À la première inspection de la malade, il avait pris Mme Maylie à part, pour lui déclarer que la maladie était d’une nature très grave. Il faudrait presque un miracle, avait-il ajouté, pour qu’elle guérît.
Que de fois, pendant cette nuit, Olivier se leva de son lit pour se glisser sur la pointe des pieds jusqu’à l’escalier, et prêter l’oreille au moindre bruit qui partait de la chambre de la malade ! Que de fois il trembla de tous ses membres, et sentit une sueur froide couler sur son front, quand un soudain bruit de pas venait lui faire craindre qu’il ne fût arrivé un malheur trop affreux pour qu’il eût le courage d’y réfléchir ! La ferveur de toutes les prières qu’il avait jamais faites n’était rien en comparaison des vœux suppliants qu’il adressait au ciel pour obtenir la vie et la santé de l’aimable jeune fille prête à s’abîmer dans la mort.
L’attente, la cruelle et terrible attente où nous sommes, quand, immobiles près d’un lit, nous voyons la vie d’une personne que nous aimons tendrement, compromise et prête à s’éteindre ; les désolantes pensées qui assiègent alors notre esprit, qui font battre violemment notre cœur, et arrêtent notre respiration, tant elles évoquent devant nous de terribles images ; le désir fiévreux de faire quelque chose pour soulager des souffrances, pour écarter un danger contre lequel tous nos efforts sont impuissants ; l’abattement, la prostration que produit en nous le triste sentiment de cette impuissance : il n’y a pas de pareilles tortures ! Et quelles réflexions ou quels efforts peuvent les alléger dans ces moments de fièvre et de désespoir ?
Le jour parut, et tout dans le petit cottage était triste et silencieux : on se parlait à voix basse ; des visages inquiets se montraient à la porte de temps à autre, et femmes et enfants s’éloignaient tout en pleurs. Pendant cette mortelle journée et encore après la chute du jour, Olivier arpenta lentement le jardin en long et en large, levant les yeux à chaque instant vers la chambre de la malade, et frissonnant à la pensée de voir disparaître la lumière qui éclairait la fenêtre, si la mort s’abattait sur cette maison. À une heure avancée de la nuit, arriva M. Losberne. « C’est cruel, dit le bon docteur ; si jeune, si tendrement aimée… mais il y a bien peu d’espoir. »
Le lendemain matin, le soleil se leva radieux, aussi radieux que s’il n’éclairait ni malheurs ni souffrances ; et, tandis qu’autour d’elle la verdure et les fleurs brillaient de tout leur éclat, que tout respirait la vie, la santé, la joie, le bonheur, la belle jeune fille dépérissait rapidement. Olivier se traîna jusqu’au vieux cimetière, et, s’asseyant sur un des tertres verdoyants, il pleura sur elle en silence.
La nature était si belle et si paisible ; le paysage doré par le soleil avait tant d’éclat et de charme ; il y avait dans le chant des oiseaux une harmonie si joyeuse, tant de liberté dans le vol rapide du ramier ; partout enfin tant de vie et de gaieté, que, lorsque l’enfant leva ses yeux rouges de larmes et regarda autour de lui, il lui vint instinctivement la pensée que ce n’était pas là un temps pour mourir ; que Rose ne mourrait certainement pas, quand tout dans la nature était si gai et si riant ; que le tombeau convenait à l’hiver et à ses frimas, non à l’été et à ses parfums. Il était presque tenté de croire que le linceul n’enveloppait que les gens vieux et infirmes, et ne cachait jamais sous ses plis funèbres la beauté jeune et gracieuse.
Un tintement de la cloche de l’église l’interrompit tristement dans ses naïves réflexions ; puis, un autre tintement : c’était le glas des funérailles. Une troupe d’humbles villageois franchit la porte du cimetière ; ils portaient des rubans blancs, car la morte était une jeune fille ; ils se découvrirent près d’une fosse, et parmi ceux qui pleuraient il y avait une mère… une mère qui ne l’était plus ! Et pourtant le soleil brillait radieux, et les oiseaux continuaient à chanter.
Olivier revint à la maison en songeant à toutes les bontés que la jeune malade avait eues pour lui, et en faisant des vœux pour avoir encore l’occasion de lui montrer, à maintes reprises, combien il avait pour elle d’attachement et de reconnaissance. Il n’avait rien à se reprocher en fait de négligence ou d’oubli à son égard, car il s’était dévoué à son service ; et pourtant mille petites circonstances lui revenaient à l’esprit, dans lesquelles il se figurait qu’il aurait pu montrer plus de zèle et d’empressement, et il regrettait de ne l’avoir pas fait. Nous devrions toujours veiller sur notre conduite à l’égard de ceux qui nous entourent : car chaque mort rappelle à ceux qui survivent qu’ils ont omis tant de choses et fait si peu, qu’ils ont commis tant d’oublis, tant de négligences, que ce souvenir est un des plus amers qui puissent nous poursuivre. Il n’y a pas de remords plus poignant que celui qui est inutile ; et, si nous voulons éviter ses atteintes, souvenons-nous de faire le bien quand il en est temps encore.
Quand il rentra à la maison, Mme Maylie était assise dans le petit salon. Olivier frémit en la voyant là, car elle n’avait pas quitté un instant le chevet de sa nièce, et il tremblait en se demandant quel changement avait pu l’en éloigner. Il apprit que Rose était plongée dans un profond sommeil dont elle ne se réveillerait que pour se rétablir et vivre, ou pour leur dire un dernier adieu et mourir.
Il s’assit, l’oreille aux aguets, et n’osant pas ouvrir la bouche, pendant plusieurs heures ; on servit le dîner, auquel ni Mme Maylie ni lui ne touchèrent ; d’un œil distrait et qui montrait que leur pensée était ailleurs, ils suivaient le soleil qui s’abaissait peu à peu à l’horizon, et qui finit par projeter sur le ciel et sur la terre ces teintes éclatantes qui annoncent son coucher ; leur oreille attentive au moindre bruit reconnut le pas d’une personne qui s’approchait, et ils s’élancèrent tous deux instinctivement vers la porte, quand M. Losberne entra.
« Quelles nouvelles ? dit la vieille dame. Parlez vite ! Je ne puis vivre dans ses transes. Tout plutôt que l’incertitude ! oh ! parlez, au nom du ciel !
— Calmez-vous, dit le docteur en la soutenant dans ses bras ; soyez calme, chère madame, je vous en prie.
— Laissez-moi y aller, au nom du ciel ! dit Mme Maylie d’une voix mourante ; ma chère enfant ! elle est morte ! elle est perdue !
— Non ! dit vivement le docteur ; Dieu est bon et miséricordieux, et elle vivra pour faire encore votre bonheur. »
Mme Maylie tomba à genoux et essaya de joindre les mains ; mais l’énergie qui l’avait soutenue si longtemps remonta au ciel avec sa première action de grâces, et elle tomba évanouie dans les bras amis tendus pour la recevoir.