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Oliver Twist/Chapitre 37

La bibliothèque libre.
Traduction par Alfred Gérardin sous la direction de P. Lorain.
Librairie Hachette et Cie (p. 264-274).
CHAPITRE XXXVII.
Où le lecteur, s’il se reporte au chapitre XXIII, trouvera une contre-partie qui n’est pas rare dans l’histoire des ménages.

M. Bumble était assis dans le cabinet du dépôt de mendicité, les yeux fixés sur le foyer vide, qui ne rendait, vu la saison, d’autre clarté que celle qui était produite par quelques pâles rayons de soleil, réfléchis à la surface froide et luisante de la cheminée d’acier poli. Une cage à mouches en papier pendait au plafond, vers lequel M. Bumble lançait de temps à autre un regard préoccupé ; en voyant les insectes voltiger avec insouciance autour du brillant réseau, il poussa un profond soupir et son visage s’assombrit. Il était en train de réfléchir, et peut-être la vue des mouches prises au piège lui rappelait-elle quelque pénible circonstance de sa vie.

L’air sombre de M. Bumble n’était pas la seule chose qui eût contribué à faire naître une douce tristesse dans le cœur du spectateur. Il y avait encore d’autres indices, tirés de l’extérieur même du personnage, qui annonçaient qu’un grand changement s’était opéré dans sa position. Qu’étaient devenus l’habit galonné et le fameux tricorne ? Il portait encore, il est vrai, une culotte courte et des bas de coton noir, mais ce n’était plus ça ; son habit avait de grandes basques, c’est vrai, et ressemblait à cet égard à l’ancien habit : mais, sauf cela, quelle différence ! L’imposant tricorne était remplacé par un modeste chapeau rond. M. Bumble n’était plus bedeau.

Il y a des positions sociales qui, indépendamment des avantages plus solides qu’elles offrent, tirent encore une valeur particulière du costume qui leur est affectée. Un maréchal a son uniforme, un évêque son tablier de soie, un conseiller sa robe de taffetas, un bedeau son tricorne. Ôtez à l’évêque son tablier, ou au bedeau son tricorne et son habit galonné, qu’est-ce qu’ils deviennent ? Des hommes, rien que des hommes. La dignité, et même parfois la sainteté, sont des questions de costume, bien plus que certaines gens ne se l’imaginent.

M. Bumble avait épousé Mme Corney et était directeur du dépôt de mendicité ; un autre bedeau était entré en fonction et avait hérité du tricorne, de l’habit galonné et de la canne, tous trois ensemble.

« Dire qu’il y aura demain deux mois de cela ! dit M. Bumble avec un soupir. Il me semble qu’il y a un siècle. »

Ces paroles de M. Bumble auraient pu signifier qu’il avait parcouru, dans le court espace de huit semaines, toute une existence de félicité ; mais ce soupir… ce soupir voulait dire bien des choses.

« Je me suis vendu, dit M. Bumble en suivant le cours de ses réflexions, pour six cuillers à thé, une pince à sucre, un pot au lait, quelques meubles d’occasion, et vingt livres sterling en monnaie sonnante. C’est, en vérité, bien bon marché, affreusement bon marché !

— Bon marché ! s’écria une voix aigre à l’oreille de M. Bumble ; c’est encore plus que vous ne valez, et je vous ai payé assez cher, Dieu le sait ! »

M. Bumble tourna la tête et rencontra le visage de son intéressante moitié, laquelle, n’ayant entendu que les derniers mots de M. Bumble, avait à tout hasard risqué la repartie, qui ne manquait pas d’à-propos.

« Madame Bumble ? dit M. Bumble d’un ton à la fois sentimental et sévère.

— Eh bien ? dit la dame.

— Ayez la bonté de me regarder, dit M. Bumble en la toisant de la tête aux pieds. Si elle soutient un regard comme celui-là, se disait M. Bumble, elle peut soutenir n’importe quoi ; c’est un regard que je n’ai jamais vu manquer son effet sur les pauvres, et s’il le manque sur elle, c’en est fait de mon autorité. »

Peut-être un regard ordinaire suffit-il pour intimider les pauvres qui, vu la légèreté de leur nourriture, ne sont jamais bien vaillants ; peut-être aussi l’ex-madame Corney était-elle particulièrement à l’épreuve des regards d’aigle. Je n’ai pas d’avis là-dessus ; mais ce qui est certain, c’est que la matrone ne fut nullement démontée par le sourcil froncé de M. Bumble ; qu’au contraire elle le vit de l’air le plus dédaigneux, et partit même d’un éclat de rire qui avait l’air franc et naturel.

À ce rire inattendu, M. Bumble n’en crut d’abord pas ses oreilles, puis il en resta stupéfait. Il retomba dans sa rêverie, et il n’en sortit que lorsqu’il en fut tiré de nouveau par la voix de sa moitié.

« Est-ce que vous allez rester là à ronfler toute la journée ? demanda Mme Bumble.

— Je resterai là, madame, aussi longtemps que je le jugerai convenable, répliqua M. Bumble ; je ne ronflais pas, mais je ronflerai, je bâillerai, j’éternuerai, je rirai, je parlerai comme il me plaira, parce que telle est ma prérogative.

— Votre prérogative ! dit Mme Bumble avec un dédain inexprimable.

— J’ai dit le mot, madame. La prérogative de l’homme est de commander.

— Quelle est, au nom du ciel, la prérogative de la femme ? s’écria la veuve Corney.

— C’est d’obéir, madame, dit M. Bumble de sa voix de tonnerre. Feu votre malheureux époux aurait dû vous l’apprendre ; il serait peut-être encore de ce monde ; je le voudrais bien, pour ma part, le pauvre homme ! »

Mme Bumble, jugeant rapidement que l’instant décisif était venu, et qu’un coup frappé en ce moment pour assurer la domination à l’un ou à l’autre serait nécessairement concluant et définitif, n’eut pas plutôt entendu cette allusion à feu son premier mari, qu’elle se laissa tomber sur une chaise, en s’écriant que M. Bumble était un brutal, un sans cœur, et versa un torrent de larmes.

Mais les larmes n’étaient pas choses à aller au cœur de M. Bumble ; ce cœur était imperméable. Comme les chapeaux de castor à l’épreuve de l’eau, que la pluie ne fait qu’embellir, il était à l’épreuve des larmes, et elles ne faisaient qu’accroître sa vigueur et son énergie : il n’y voyait qu’un signe de faiblesse, et la reconnaissance tacite de sa propre supériorité, ce qui lui faisait un sensible plaisir.

Il regarda sa chère moitié d’un air très satisfait, et la pria, d’une façon engageante, de pleurer tout son soûl, cet exercice étant considéré par la faculté comme infiniment salutaire.

« Cela vous ouvre les poumons, vous lave la figure, vous exerce les yeux, vous adoucit même le caractère, dit M. Bumble ; ainsi, pleurez à votre aise. »

En se livrant à cette plaisanterie, M. Bumble décrochait son chapeau, le plantait de côté sur la tête d’un air tapageur, comme un homme fier d’avoir assuré sa domination d’une manière convenable, mettait ses mains dans ses poches et se dandinait vers la porte d’un air fanfaron.

L’ex-madame Corney avait eu recours aux larmes, parce qu’elles sont d’un usage plus commode que les voies de fait ; mais elle était tout à fait résolue à recourir à ce dernier mode de procéder, et M. Bumble ne tarda pas à en faire l’expérience.

Le premier indice qu’il en eut fut un bruit sourd, suivi aussitôt de la chute de son chapeau, qui vola à l’autre bout de la chambre ; l’habile matrone, lui ayant ainsi découvert la tête, le prit d’une main à la gorge, et de l’autre fit pleuvoir sur lui une grêle de coups portés avec une vigueur et une adresse remarquables ; cela fait, elle varia un peu ses distractions en lui égratignant la figure et en lui arrachant les cheveux ; enfin, après l’avoir châtié autant qu’elle crut que le méritait l’offense, elle le poussa sur une chaise qui se trouvait là fort à propos, et le mit au défi d’oser encore parler de sa prérogative.

« Debout ! dit-elle bientôt d’un ton d’autorité ; filez vite, si vous ne voulez pas que je me porte à des extrémités. »

M. Bumble se leva d’un air piteux, en se demandant ce que sa femme entendait par se porter à des extrémités ; il ramassa son chapeau et se dirigea vers la porte.

« Vous en allez-vous ? demanda Mme Bumble.

— Certainement, ma chère, certainement, répondit M. Bumble en hâtant le pas vers la porte. Je n’avais pas l’intention de… je m’en vais, ma chère… vous êtes si violente que vraiment je… »

En ce moment, Mme Bumble avança vivement de quelques pas pour remettre à sa place le tapis qui avait été dérangé dans la lutte ; aussitôt M. Bumble s’élança hors de la chambre sans finir sa phrase, et laissa l’ex-veuve Corney maîtresse du champ de bataille.

M. Bumble était bien étonné et bien battu. Il avait une tendance naturelle à faire le matamore, prenait grand plaisir à exercer mille petites cruautés, et, par conséquent, est-il nécessaire de le dire ? il était lâche. Cette observation n’est point faite pour jeter un blâme sur son caractère : bien des personnages officiels, que l’on entoure de respect et d’admiration, sont sujets à des faiblesses de ce genre. Si nous faisons cette remarque, c’est donc plutôt en sa faveur qu’autrement, et dans le but de mieux faire comprendre au lecteur combien il avait d’aptitude pour ses fonctions.

Mais il n’était pas au bout de ses humiliations : après avoir fait un tour dans le dépôt de mendicité et avoir songé, pour la première fois de sa vie, que les lois des pauvres étaient trop rigoureuses, et que les hommes qui abandonnent leurs femmes et les laissent à la charge de la paroisse ne devraient être, en bonne justice, exposés à aucune pénalité, mais plutôt récompensés comme des êtres méritoires, qui n’avaient que trop longtemps souffert, M. Bumble se dirigea vers une salle où quelques pauvresses étaient d’ordinaire occupées à laver le linge du dépôt, et d’où partait le bruit d’une conversation animée.

« Hum ! fit M. Bumble en reprenant son air imposant, ces femmes du moins continueront à respecter la prérogative, holà ! holà ! qu’est-ce que ce vacarme, coquines ? »

À ces mots, M. Bumble ouvrit la porte et entra d’un air menaçant et courroucé, qui se changea bientôt en un maintien humble et rampant, quand il reconnut, à sa grande surprise, madame son épouse au milieu du groupe.

« Ma chère, dit-il, je ne savais pas que vous étiez là.

— Vous ne saviez pas que j’étais là ? répéta Mme Bumble. Que venez-vous faire ici ?

— Je trouvais qu’on causait un peu trop pour travailler convenablement, ma chère, répondit M. Bumble en jetant un regard distrait sur quelques vieilles femmes occupées à la lessive, et qui se communiquaient leur étonnement en voyant l’air humble du directeur du dépôt.

— Vous trouviez qu’on causait trop ? dit Mme Bumble. Est-ce que cela vous regarde ?

— Mais, ma chère… dit M. Bumble d’un ton soumis.

— Est-ce que cela vous regarde ? demanda de nouveau Mme Bumble.

— C’est vrai, ma chère ; vous êtes ici la maîtresse, dit M. Bumble ; mais je pensais que vous n’étiez peut-être pas là.

— Tenez, M. Bumble, répondit la dame, nous n’avons que faire de vous ; vous aimez beaucoup trop à mettre votre nez dans ce qui ne vous regarde pas ; tout le monde ici se moque de vous dès que vous avez le dos tourné, et vous vous faites traiter d’imbécile à toute heure du jour. Allons, sortez ! »

M. Bumble, voyant avec un chagrin cuisant les pauvresses ricaner à qui mieux mieux, hésita un instant. Mme Bumble, dont l’impatience n’admettait aucun délai, saisit une tasse pleine d’eau de savon, et, lui montrant la porte, lui enjoignit de sortir à l’instant, sous peine de recevoir le liquide sur sa majestueuse personne.

Que pouvait faire M. Bumble ? Il jeta autour de lui un regard abattu et sortit ; comme il franchissait la porte, les rires contenus des pauvresses éclatèrent bruyamment : il ne lui manquait plus que cela ! Il était déshonoré à leurs yeux ; il avait perdu son rang aux yeux même des pauvres ; il était tombé du sommet des sublimes fonctions de bedeau jusqu’au fond de l’abîme humiliant du rôle de poule mouillée.

« Tout cela en deux mois ! se dit M. Bumble plein de pensées lugubres ; deux mois !… Il n’y a que deux mois, j’étais non seulement mon maître, mais celui de quiconque touchait de près ou de loin au dépôt paroissial ; et maintenant… ! »

C’était trop. M. Bumble donna un soufflet à l’enfant qui lui ouvrit la porte (car, tout en rêvant, il était arrivé à la porte d’entrée), et s’achemina vers la rue d’un air distrait.

Il suivit une rue, puis une autre, jusqu’à ce que l’exercice eût calmé la première explosion de son chagrin ; l’émotion l’avait altéré. Il passa devant nombre de cabarets, et s’arrêta enfin devant un dont la salle, comme il s’en assura par un rapide coup d’œil jeté à l’intérieur, était déserte, ou du moins n’était occupée que par un consommateur solitaire. La pluie commençait à tomber à verse ; il se décida à entrer, demanda, en passant devant le comptoir, qu’on lui servît à boire, et pénétra dans la salle qu’il avait vue de la rue.

L’individu qui s’y trouvait était brun, de haute taille et enveloppé dans un grand manteau ; il avait l’air d’un étranger, et, à en juger d’après son air fatigué et la poussière qui couvrait ses vêtements, il venait de faire un assez long trajet. Il regarda entrer M. Bumble, mais daigna à peine répondre à son salut par un léger signe de tête.

En supposant que l’étranger se fût montré encore plus sans gêne, M. Bumble avait de la dignité pour deux ; il avala son grog en silence et se mit à lire le journal d’un air sérieux et imposant.

Il arriva pourtant… comme il arrive souvent quand on trouve un compagnon dans de telles circonstances, que M. Bumble se sentait poussé, de moment en moment, à jeter un coup d’œil à la dérobée sur l’étranger ; mais chaque fois qu’il le faisait, il détournait les yeux avec une certaine confusion en trouvant ceux de l’étranger braqués sur lui. Ce qui ajoutait encore à la gauche timidité de M. Bumble, c’était l’expression remarquable du regard de cet individu ; il avait l’œil vif et perçant, mais soupçonneux et défiant, et on ne pouvait le regarder sans une certaine répulsion.

Après que leurs yeux se furent rencontrés plusieurs fois de cette manière, l’étranger, d’une voix brève et dure, rompit le silence :

« Cherchiez-vous après moi, dit-il, quand vous êtes venu regarder par la fenêtre ?

— Pas, que je sache ; à moins que vous ne soyez M.… »

Ici, M. Bumble s’arrêta court, car il était curieux de connaître le nom de son interlocuteur, et il crut, dans son impatience, que celui-ci allait achever la phrase.

« Je vois que non, dit l’étranger avec un peu d’ironie ; autrement, vous auriez su mon nom ; vous ne le savez pas, et je vous engage à ne pas chercher à le savoir.

— Je ne vous voulais pas de mal, jeune homme, observa M. Bumble de son ton majestueux.

— Et vous ne m’en avez fait aucun, » dit l’étranger.

Un autre silence succéda à ce court dialogue, et ce fut encore l’étranger qui reprit la parole.

« Je crois vous avoir déjà vu, dit-il ; vous aviez alors un autre costume, et je n’ai fait que vous croiser dans la rue, mais je pourrais vous reconnaître ; vous étiez bedeau, n’est-ce-pas ?

— Oui, dit M. Bumble un peu surpris ; bedeau paroissial.

— C’est cela, reprit l’autre en secouant la tête ; c’est dans ces fonctions que je vous ai vu. Que faites-vous à présent ?

— Je suis directeur du dépôt de mendicité, répondit M. Bumble avec lenteur et en appuyant sur ses paroles, pour réprimer le ton de familiarité que semblait vouloir prendre l’inconnu. Directeur du dépôt de mendicité, jeune homme.

— Vous êtes aussi soigneux de vos intérêts que vous l’avez toujours été, je n’en doute pas ? reprit l’étranger en regardant M. Bumble dans le blanc des yeux. Ne vous gênez pas pour répondre librement, mon brave homme. Je vous connais assez bien, comme vous voyez.

— Je suppose, répondit M. Bumble en mettant sa main au-dessus de ses yeux et en considérant l’étranger de la tête aux pieds avec une inquiétude visible, je suppose qu’un homme marié n’est pas plus fâché qu’un célibataire de gagner honnêtement un penny quand il le peut. Les fonctionnaires paroissiaux ne sont pas tellement bien payés qu’ils soient en état de refuser un petit gain supplémentaire quand ils peuvent le faire d’une manière civile et convenable. »

L’étranger sourit et fit un nouveau signe de tête comme pour dire : « Vous voyez bien que je ne me trompais pas. » Il sonna.

« Remplissez ce verre, dit-il au garçon en lui tendant le verre vide de M. Bumble. Quelque chose de fort et de chaud, c’est votre goût, je suppose ?

— Pas trop fort, répondit M. Bumble avec une petite toux délicate.

— Vous comprenez ce que cela veut dire, garçon ? » dit sèchement l’étranger.

Le garçon sourit, disparut et revint bientôt avec un verre plein et fumant ; à la première gorgée, la force de la liqueur fit venir les larmes aux yeux de M. Bumble.

« Maintenant, écoutez-moi, dit l’étranger après avoir fermé la porte et la fenêtre. Je suis venu ici aujourd’hui dans l’espoir de vous découvrir, et, par une de ces chances que le diable envoie parfois à ceux qu’il aime, vous êtes venu dans cette salle juste au moment où je pensais à vous. J’ai besoin d’obtenir de vous un renseignement, et je ne vous demande pas de me le fournir pour rien, quelque peu important qu’il soit. Prenez cela pour commencer. »

En même temps, il passa deux souverains à son compagnon, de l’autre côté de la table, en ayant soin que le son de l’or ne fût pas entendu du dehors ; et, quand M. Bumble les eût scrupuleusement examinés pour s’assurer qu’ils étaient de bon aloi, et les eût mis d’un air très satisfait dans la poche de son gilet, il continua :

« Rappelez vos souvenirs… Voyons…, il y a eu douze ans l’hiver dernier…

— C’est un long espace de temps, dit M. Bumble. Bon !… J’y suis.

— Le lieu de la scène est le dépôt de mendicité.

— Bon !

— C’était la nuit.

— Oui.

— Quant au lieu de la scène, c’était l’affreux trou où de misérables filles venaient donner la vie et la santé qui leur étaient souvent refusées à elles-mêmes… donner naissance enfin à des enfants criards, destinés à être à la charge de la paroisse, et, le plus souvent, cacher leur honte dans le tombeau !

— Vous voulez parler, je suppose, de la salle d’accouchement ? dit M. Bumble, qui ne suivait pas bien la description animée de l’étranger.

— Oui, dit celui-ci. Un garçon y naquit.

— Bien des garçons, observa M. Bumble en hochant la tête, comme trouvant le renseignement bien vague.

— Au diable tous ces petits drôles ! dit l’étranger avec impatience. Je parle d’un enfant délicat et pâle, qui a été apprenti près d’ici, chez un fabricant de cercueils (je voudrais qu’il y eût fait son propre cercueil et qu’il s’y fût blotti à tout jamais), et qui s’est enfui ensuite à Londres, à ce qu’on suppose.

— Eh ! vous parlez d’Olivier… du petit Twist ? dit M. Bumble. Je m’en souviens ; il n’y avait pas un petit gredin plus entêté…

— Ce n’est pas de lui que je veux que vous me parliez. J’en ai assez entendu parler, dit l’étranger en coupant la parole à M. Bumble au beau milieu de sa tirade sur les vices du pauvre Olivier. C’est d’une femme, de la vieille sorcière qui a soigné la mère. Qu’est-elle devenue ?

— Ce qu’elle est devenue ? dit M. Bumble que le grog avait rendu facétieux. Ce serait difficile à dire, ami. Les sages-femmes n’ont rien à faire là où elle est allée. Je suppose qu’elle est hors de service.

— Que voulez-vous dire ? demanda l’étranger d’un air sombre.

— Qu’elle est morte l’hiver dernier, » répliqua M. Bumble.

L’individu le regarda fixement quand il eut reçu de lui ce renseignement, et, bien que ses yeux ne changeassent pas de direction, son regard semblait peu à peu s’égarer et il parut absorbé dans ses réflexions. Pendant quelques instants, il aurait été difficile de dire s’il était soulagé ou désappointé à cette nouvelle ; mais enfin il respira plus librement et, détournant les yeux, il finit par dire que cela n’avait pas au fond grande importance, et il se leva comme pour sortir.

M. Bumble était assez malin et vit tout de suite que l’occasion s’offrait de tirer un parti lucratif d’un secret que possédait sa chère moitié ; il se rappela la soirée où était morte la vieille Sally ; il avait de bonnes raisons pour se souvenir de ce jour, puisque c’était à cette occasion qu’il avait offert sa main à Mme Corney ; et, bien que la dame ne lui eût jamais confié ce dont elle avait été l’unique témoin, il en savait assez pour comprendre que cela avait trait à quelque circonstance qui s’était passée dans le service de la vieille femme, comme garde-malade du dépôt, auprès de la jeune mère d’Olivier Twist. Il réunit promptement ses souvenirs et informa l’étranger, d’un air de mystère, qu’il y avait une femme qui était restée enfermée avec la vieille mégère quelques instants avant sa mort, et qu’il avait lieu de croire qu’elle pourrait jeter quelque lumière sur l’objet de ses recherches.

« Comment pourrai-je la trouver ? dit l’étranger pris à l’improviste, et montrant clairement que ses craintes, quelles qu’elles fussent, s’étaient tout à coup réveillées à ces paroles.

— Seulement par mon entremise, reprit M. Bumble.

— Quand ? dit vivement l’étranger.

— Demain, répondit M. Bumble.

— À neuf heures du soir, dit l’inconnu, en tirant de sa poche un chiffon de papier sur lequel il écrivit l’adresse d’une maison obscure, située au bord de l’eau, en caractères qui trahissaient son agitation. À neuf heures du soir, amenez-la moi ; je n’ai pas besoin de vous recommander le secret, car il y va de votre intérêt. »

À ces mots, il se dirigea vers la porte après avoir payé les grogs ; il prit congé de M. Bumble, lui disant en quelques mots qu’ils ne suivaient pas le même chemin, et s’éloigna sans cérémonie, après avoir insisté de nouveau sur l’heure du rendez-vous pour le lendemain soir.

En jetant les yeux sur l’adresse, le fonctionnaire paroissial remarqua qu’elle n’indiquait aucun nom… L’étranger n’était pas loin ; il courut après lui pour le lui demander.

« Qu’est-ce ? dit l’individu en se retournant vivement quand Bumble lui toucha le bras. Vous me suivez !

— Un mot seulement, dit celui-ci en montrant le chiffon de papier ; quel nom demanderai-je ?

— Monks ! » répondit l’étranger, et il se dépêcha de s’éloigner à grands pas.