Oliver Twist/Chapitre 39
Librairie Hachette et Cie, (p. 283-297).
Deux heures environ avant l’entrevue racontée dans le chapitre précédent, M. Williams Sikes, qui venait de faire un somme, s’éveillait et demandait quelle heure il était.
La chambre de M. Sikes n’était plus une de celles qu’il avait occupées avant l’expédition de Chertsey, bien qu’elle fût dans le même quartier, et à peu de distance de son ancien logement. C’était une petite chambre mal meublée, où le jour ne pénétrait que par une lucarne pratiquée dans la toiture, et qui donnait sur une ruelle étroite et sale. Tout annonçait que depuis peu ce digne homme avait eu des revers. Peu ou point de meubles, absence totale de confort, disparition du linge et d’autres menus objets ; tout annonçait une situation extrêmement misérable, et la mine amaigrie et décharnée de M. Sikes lui-même aurait pleinement confirmé ces symptômes au besoin.
Le brigand était étendu sur le lit, enveloppé de sa grande redingote blanche en guise de robe de chambre ; sa pâleur cadavéreuse, son bonnet de nuit souillé, sa barbe de huit jours, ne contribuaient pas à l’embellir. Le chien s’était planté près du lit, tantôt regardant son maître d’un air pensif, tantôt dressant les oreilles et poussant un grondement sourd au moindre bruit dans la rue ou dans la maison. Près de la lucarne était assise une femme activement occupée à raccommoder un vieux gilet qui faisait partie du costume ordinaire du brigand ; elle était si pâle et si exténuée par les veilles et les privations, qu’il était difficile de la reconnaître pour cette même Nancy qui a déjà figuré dans cette histoire, autrement qu’à la voix quand elle répondit à la question de M. Sikes.
« Sept heures viennent de sonner, dit-elle. Comment te trouves-tu ce soir, Guillaume ?
— Faible comme un enfant, répondit M. Sikes en jurant ; viens ici ; donne-moi la main, que je sorte de ce maudit lit, n’importe comment. »
La maladie n’avait pas adouci le caractère de M. Sikes : car, lorsque la jeune fille l’eut aidé à se lever et à gagner une chaise, il marmotta quelques imprécations sur sa maladresse, et la frappa.
« Tu pleurniches ? dit-il ; allons, ne reste pas là à larmoyer ; si tu n’as rien de mieux à faire, finis-en vite ; entends-tu ?
— Je t’entends, répondit la jeune fille en détournant la tête et en s’efforçant de rire ; quelle fantaisie t’es-tu donc mis en tête ?
— Oh ! tu changes de gamme, dit Sikes en voyant une larme s’arrêter tremblante dans l’œil de Nancy, et tu fais bien.
— Est-ce que tu veux dire par là que tu as envie de me maltraiter ce soir, Guillaume ? dit-elle en lui posant la main sur l’épaule.
— Pourquoi pas ? dit M. Sikes.
— Il y a tant de nuits, dit-elle d’un ton de tendresse féminine qui donnait même à sa voix une certaine douceur ; il y a tant de nuits que je te veille, que je te soigne comme un enfant, et voici la première fois que je te vois revenir à toi ; tu ne m’aurais pas traitée comme tu viens de le faire, si tu y avais songé, n’est-ce pas ? Allons, allons, avoue que tu ne l’aurais pas fait.
— Eh bien, non, répondit M. Sikes, je ne l’aurais pas fait. Bon ! le diable m’emporte ! Voilà cette fille qui pleurniche encore !
— Ce n’est rien, dit-elle en se jetant sur une chaise ; n’aie pas l’air d’y faire attention, et ce sera bientôt passé.
— Qu’est-ce qui sera bientôt passé ? demanda M. Sikes de son ton bourru ; quelle sottise te passe encore par la tête ? Allons, debout, donne-toi du mouvement, et ne m’impatiente plus avec tes bêtises de femme. »
En toute autre circonstance, cette apostrophe et le ton dont elle était prononcée auraient atteint leur but ; mais la jeune fille, qui était réellement exténuée et à bout de forces, renversa sa tête sur le dos de la chaise et s’évanouit avant que M. Sikes eût eu le temps de proférer les jurements dont il avait coutume, en pareille occasion, d’appuyer ses menaces. Ne sachant trop que faire en une telle occurrence, il eut d’abord recours à quelques blasphèmes, et, voyant ce mode de traitement absolument inefficace, il appela au secours.
« Que se passe-t-il donc, mon ami ? dit le juif en ouvrant la porte.
— Occupez-vous un peu de cette fille ! dit Sikes avec impatience, au lieu de rester là à bavarder et à faire des mines. »
Fagin poussa un cri de surprise et s’empressa de secourir Nancy, tandis que John Dawkins (autrement dit le fin Matois), qui était entré derrière son respectable ami, déposait à terre un paquet dont il était chargé, et, saisissant une bouteille des mains de maître Charles Bates qui était sur ses talons, la débouchait en un clin d’œil avec ses dents, pour verser une partie du contenu dans la bouche de la pauvre fille évanouie, après avoir toutefois, crainte d’erreur, goûté lui-même la liqueur.
« Donne-lui de l’air avec le soufflet, Charlot, dit M. Dawkins ; et vous, Fagin, frappez-lui dans les mains, tandis que Guillaume va desserrer ses jupons. »
Ces divers secours, administrés avec une grande énergie, particulièrement l’exercice du soufflet, que maître Bates, chargé de l’exécution, semblait considérer comme une farce très amusante, ne tardèrent pas à produire l’effet qu’on en attendait. La jeune fille revint à elle peu à peu, se traîna vers une chaise placée près du lit, et se cacha la figure sur l’oreiller, laissant M. Sikes interpeller les nouveaux venus, surpris qu’il était de leur arrivée inattendue.
« Eh bien ! quel mauvais vent vous a poussé ici ? demanda-t-il à Fagin.
— Ce n’est pas un mauvais vent, mon cher, répondit le juif : car les mauvais vents n’amènent rien de bon, et moi, je vous ai apporté quelque chose qui vous réjouira la vue. Matois, mon ami, ouvrez le paquet et donnez à Guillaume ces bagatelles pour lesquelles nous avons dépensé tout notre argent ce matin. »
Le Matois obéit aussitôt ; il ouvrit le paquet qui était assez gros, et enveloppé d’une vieille nappe ; puis il passa un à un les objets qu’il contenait à Charles Bates, qui les posait sur la table, en vantant à mesure leur rareté et leur excellence.
« En voilà un pâté de lapin, Guillaume ! s’écria-t-il en découvrant un énorme pâté ; des bêtes si délicates avec des membres si tendres, que les os mêmes fondent dans la bouche et qu’il n’y a que faire de les ôter ; une demi-livre de thé vert, si bon et si fort que, rien que de le jeter dans l’eau bouillante, il y a de quoi faire sauter le couvercle de la théière ; une livre et demie de cassonade qui n’a pas coûté de peine aux moricauds des îles pour le faire si bon que ça, non, c’est le chat ; deux petits pains de ménage si appétissants ; un fromage de Glocester premier choix, et, pour couronner le tout, quelque chose de si succulent, que vous n’avez jamais rien goûté de pareil. »
En même temps, à la fin de son panégyrique, Bates tirait d’une de ses larges poches une grande bouteille de vin soigneusement bouchée, tandis que M. Dawkins remplissait un verre de la liqueur qu’il avait apportée, et que le convalescent Sikes le vidait d’un trait sans la moindre hésitation.
« Ah ! dit le juif en se frottant les mains avec satisfaction ; ça va bien aller à présent, Guillaume, ça va bien aller.
— Ça va bien aller ! s’écria M. Sikes ; j’aurais eu le temps d’aller, en attendant, vingt fois dans l’autre monde, avant que vous fissiez rien pour me venir en aide. Qu’est-ce que cela signifie, vieux fourbe que vous êtes, de laisser un homme dans cet état pendant trois semaines et plus ?
— L’entendez-vous ? dit le juif à ses élèves en haussant les épaules ; et nous qui lui apportons toutes ces belles choses !
— Ce n’est pas de cela que je me plains, reprit M. Sikes un peu radouci en jetant les yeux sur la table ; mais quelle excuse pouvez-vous invoquer pour m’avoir laissé ainsi malade et manquant de tout, et n’avoir pas fait plus attention à moi qu’à ce chien que voilà ? Éloigne-le, Charlot.
— Je n’ai jamais vu un chien aussi malin que celui-là, dit maître Bates en exécutant l’ordre de Sikes ; il vous flaire les vivres comme une vieille femme au marché. Il aurait fait fortune sur la scène, ce chien-là, et ressuscité le mélodrame par-dessus le marché.
— Pas tant de bruit, dit Sikes, comme le chien se retirait sous le lit en grondant avec colère ; eh bien ! vieux misérable, qu’avez-vous à dire pour vous excuser ?
— J’ai été absent de Londres pendant plus d’une semaine, mon cher, répondit le juif.
— Et pendant l’autre quinzaine ? demanda Sikes ; pourquoi pendant quinze grands jours m’avez-vous abandonné sur mon grabat, comme un rat malade dans son trou ?
— Je n’ai pas pu faire autrement, Guillaume, répondit le juif ; je ne veux pas entrer dans de plus longs détails devant témoins ; mais je n’ai pas pu faire autrement, sur mon honneur.
— Sur votre quoi ? gronda Sikes d’un air de profond dégoût ; tenez, jeunes gens, coupez-moi une tranche de pâté, pour m’ôter ce goût-là de la bouche ; je sens que ça m’étoufferait.
— Ne vous faites pas de bile, mon cher, dit le juif d’un ton de soumission, je ne vous ai jamais oublié, Guillaume ; pas un instant, entendez-vous ?
— Oh ! sans doute, vous avez pensé à moi, répondit Sikes avec un sourire amer ; pendant que j’étais là sur mon lit avec le frisson et la fièvre, vous n’avez pas cessé de combiner des plans ; et Guillaume devait faire ceci, et cela, et encore autre chose, dès qu’il serait sur pied, et tout cela pour rien ; sans cette fille, je serais trépassé.
— Eh bien ! Guillaume, dit le juif en saisissant vivement cette phrase au passage ; sans cette fille, dites-vous ? Mais qui vous a fourni les moyens de l’avoir ainsi sous la main ? n’est-ce pas moi ?
— Pour ce qui est de cela, c’est bien la vérité ! dit Nancy en se rapprochant vivement. Allons ! en voilà assez ! finissons là ! »
L’intervention de Nancy fit prendre un autre tour à la conversation. Les jeunes gens, sur un léger signe du juif, se mirent à la faire boire, mais elle n’usa que modérément des liquides. Fagin, se laissant aller à une gaieté peu ordinaire, remit M. Sikes de meilleure humeur, en affectant de regarder ses menaces comme d’amusantes plaisanteries, et en riant de tout son cœur d’une ou deux grosses bouffonneries que celui-ci, après être retourné souvent à la bouteille, voulut bien faire par complaisance.
« Tout cela est bel et bon, dit M. Sikes ; mais il faut que vous me donniez de l’argent ce soir.
— Je n’ai pas un sou sur moi, répondit le juif.
— Alors vous avez le magot chez vous, répliqua Sikes, et il me faut ma part.
— Le magot ! dit le juif en levant les mains ; il n’y a pas tant que vous…
— Je ne sais pas combien vous avez, dit M. Sikes, et peut-être que vous ne le savez pas vous-même, car il vous faudrait pas mal de temps pour tout compter ; mais il me faut de l’argent ce soir, et une somme ronde.
— Bon, bon, dit le juif en soupirant ; je vais envoyer tout de suite le Matois.
— Pas du tout, répondit M. Sikes ; le Matois est beaucoup trop matois : il oublierait de venir, il se perdrait en route, il tomberait dans quelque trappe tout exprès pour ne pas avoir seulement besoin d’inventer une excuse, si vous le chargiez de la commission. C’est Nancy qui va aller chercher l’argent dans votre tanière, pour plus de sûreté, et je ferai un somme en attendant. »
Après bien des discussions et des pourparlers, le juif réduisit la somme demandée, de cinq livres sterling à trois livres quatre schellings six pence, en jurant ses grands dieux qu’il ne lui resterait plus que dix-huit pence. M. Sikes fit la remarque que, s’il était impossible d’obtenir davantage, il fallait bien se contenter du chiffre accordé, et Nancy se prépara à accompagner le juif jusque chez lui, tandis que le Matois et maître Bates serraient les vivres dans l’armoire. Le juif prit congé de son ami dévoué, et revint au logis avec Nancy et les jeunes gens, tandis que M. Sikes s’étendait sur son lit et se disposait à faire un somme en attendant le retour de la jeune femme.
En arrivant à la demeure du juif, on trouva Tobie Crackit et M. Chitling en train de faire leur quinzième partie de cartes, que M. Chitling perdit, comme on peut le penser, avec sa quinzième et dernière pièce de six pence, au grand amusement de ses jeunes amis. M. Crackit, probablement un peu honteux d’être surpris à s’humaniser avec un individu si au-dessous de lui pour la position et les facultés intellectuelles, bâilla, demanda des nouvelles de M. Sikes, et mit son chapeau pour s’en aller.
« Il n’est venu personne, Tobie ? demanda le juif.
— Pas une âme, répondit M. Crackit en relevant son collet ; il y avait de quoi s’ennuyer à périr. Vous devriez me faire un beau cadeau, Fagin, pour me récompenser de garder la maison si longtemps. Je suis gros comme un juré, et j’aurais été dormir sur les deux oreilles, si je n’avais pas eu la bonté de rester pour distraire ce jeune novice. Je crève d’ennui, ma parole d’honneur. »
En même temps, M. Tobie Crackit, après toutes ces jérémiades, ramassa les enjeux, mit son gain dans la poche de son gilet d’un air dédaigneux, comme si cette menue monnaie était indigne d’un homme de son rang, et sortit avec une démarche si élégante et si distinguée, que M. Chitling, après avoir contemplé avec admiration ses jambes et ses bottes, jusqu’à ce qu’il les eût perdues de vue, déclara à la compagnie qu’il trouvait que ce n’était pas cher de faire sa connaissance à raison de quinze pièces de six pence l’entrevue, et qu’il ne se souciait pas plus de ce qu’il avait perdu que d’une chiquenaude.
« Quel drôle de corps vous faites, Tom ! dit maître Bates, que cette déclaration amusait beaucoup.
— Pas du tout, répondit M. Chitling ; n’est-ce pas, Fagin ?
— Vous êtes un charmant garçon, mon cher, dit le juif en lui frappant doucement sur l’épaule et en clignant de l’œil à ses autres élèves.
— Et M. Crackit est une fameuse lame, n’est-ce pas, Fagin ? demanda Tom.
— Sans doute, mon cher, répondit le juif.
— Et c’est une belle affaire que d’avoir fait sa connaissance, n’est-ce pas, Fagin ? poursuivit Tom.
— C’est évident, répondit le juif ; laissez-les dire. Ne voyez-vous pas qu’ils sont jaloux de ce qu’il ne se familiarise pas avec eux comme avec vous ?
— Ah ! dit Tom d’un air triomphant, voilà ce que c’est. Il m’a nettoyé, par exemple ; mais je puis aller réparer mes pertes quand je voudrai, n’est-ce pas, Fagin ?
— Sans doute, dit le juif, et le plus tôt sera le mieux, Tom. Je vous conseille d’y aller tout de suite et vivement. Matois, Charlot, vous devriez déjà être en campagne ; il est près de dix heures, et vous n’avez encore rien fait. »
Les jeunes garçons obéirent aussitôt, firent un signe de tête à Nancy, mirent leurs chapeaux et sortirent, non sans dépenser en route beaucoup d’esprit aux dépens de M. Chitling. Il n’y avait pourtant rien d’extraordinaire dans sa conduite. Combien de jeunes messieurs du bon ton payent plus cher que M. Chitling pour se faire voir en bonne société, et combien d’élégants, qui forment cette bonne société, établissent leur réputation tout à fait sur le même pied que le fringant Tobie Crackit !
— Maintenant, Nancy, dit le juif dès qu’ils furent sortis, je vais vous compter la somme. Voici la clef d’un petit coffre où je serre le peu que me rapportent les jeunes gens ; je ne mets jamais mon argent sous clef, car je n’en ai pas, ma chère ; ah ! ah ! je voudrais bien en avoir à mettre sous clef. C’est un pauvre métier, Nancy, et bien ingrat ; mais j’aime à voir cette jeunesse autour de moi, et je passe par-dessus tout ça… Chut ! dit-il en cachant vivement la clef dans son sein ; qu’est-ce ? Écoutez ! »
La jeune fille, qui était assise devant la table, les bras croisés, ne parut nullement s’occuper de l’arrivée d’un nouveau venu, ni s’inquiéter de savoir qui ce pouvait être, jusqu’à ce que le son d’une voix d’homme frappât ses oreilles. À l’instant elle ôta son chapeau et son châle avec la rapidité de l’éclair, et les jeta sur la table. Quand le juif se retourna, elle se plaignit de la chaleur, d’un air de nonchalance qui contrastait singulièrement avec l’extrême promptitude du geste qu’elle venait de faire, et qui avait échappé à Fagin.
« Bah ! dit tout bas le juif, comme s’il était contrarié d’être dérangé, c’est l’homme que j’attendais plus tôt… Il descend l’escalier ; pas un mot de l’argent tant qu’il sera là, Nancy. Il ne restera pas longtemps : pas plus de dix minutes, ma chère. »
Le juif mit son doigt décharné sur ses lèvres et s’en alla vers la porte, la chandelle à la main, tandis qu’on entendait les pas d’un homme sur l’escalier ; le visiteur entra rapidement dans la chambre, et se trouva près de la jeune fille avant d’avoir remarqué sa présence.
C’était Monks.
« C’est une de mes élèves, dit le juif en voyant que Monks reculait à la vue d’une figure étrangère. Ne bougez pas, Nancy. »
Celle-ci se rapprocha de la table, regarda Monks d’un air insouciant et détourna les yeux ; mais quand il se tourna vers le juif, elle lui lança un autre regard si perçant, si résolu, que, si un témoin eût pu voir ce changement de physionomie, il eût eu de la peine à croire que les deux regards vinssent de la même personne.
« Vous avez des nouvelles ? demanda le juif.
— Importantes, répondit Monks.
— Et… et bonnes ? demanda le juif en hésitant, comme s’il craignait de contrarier son interlocuteur par trop de vivacité.
— Pas mauvaises, répondit Monks en souriant ; j’ai bien manœuvré, cette fois… Je voudrais vous dire deux mots. »
La jeune fille se tenait contre la table et n’avait pas du tout l’air de vouloir quitter la chambre, quoiqu’elle vît bien que Monks la montrait du doigt au juif. Celui-ci, craignant peut-être qu’elle ne vînt à réclamer son argent, s’il cherchait à se débarrasser d’elle, fit signe à Monks de monter l’escalier et sortit avec lui. Nancy put entendre l’homme dire en montant les degrés :
« N’allons pas au moins dans cet infernal trou où vous m’avez déjà mené. »
Le juif se mit à rire, répondit quelques mots que la jeune fille ne put entendre, et, au craquement des marches dans l’escalier, elle comprit qu’il conduisait son compagnon au second étage.
Avant que le bruit de leurs pas eût cessé de se faire entendre, la jeune fille avait ôté ses souliers, ramené sa robe sur sa tête et, s’y cachant les bras, se tenait derrière la porte, écoutant avec une curiosité qui ne lui permettait pas même de respirer. Au moment où le bruit cessa, elle se glissa hors de la chambre, gravit l’escalier sans bruit, avec une incroyable légèreté, et disparut dans l’obscurité.
La chambre resta déserte pendant un quart d’heure environ ; la jeune fille redescendit du même pas aérien, et presque au même instant, on entendit descendre aussi les deux hommes ; Monks regagna aussitôt la rue, et le juif remonta pour chercher l’argent. Quand il rentra, Nancy mettait son châle et son chapeau et se préparait à sortir.
« Dieu ! Nancy, s’écria le juif en reculant d’un pas après avoir posé la chandelle sur la table, que vous êtes pâle !
— Pâle ? répéta-t-elle en mettant ses mains au-dessus de ses yeux comme pour regarder fixement le juif.
— Affreusement pâle, dit Fagin. Qu’est-ce que vous avez donc fait là, toute seule ?
— Rien, que je sache, répondit-elle négligemment ; c’est peut-être d’être restée immobile à cette place pendant si longtemps. Allons, voyons ! que je m’en aille : ça n’est pas dommage. »
Le juif lui compta la somme, en poussant un soupir à chaque pièce d’argent qu’il lui mettait dans la main, et ils se séparèrent après avoir échangé le bonsoir.
Quand Nancy fut dans la rue, elle s’assit sur le pas d’une porte et parut pendant quelques instants complètement égarée et incapable de poursuivre sa route. Tout à coup elle se leva, et, s’élançant dans une direction tout opposée à celle du logement de Sikes, elle hâta le pas et finit par courir à toutes jambes ; épuisée de fatigue, elle s’arrêta pour reprendre haleine ; puis, comme si elle rentrait tout à coup en elle-même et déplorait l’impuissance où elle était de faire quelque chose qui la préoccupait, elle se tordit les mains et fondit en larmes.
Les larmes la soulagèrent peut-être, ou bien elle se résigna en sentant combien sa situation était désespérée ; elle revint sur ses pas, se mit à courir presque aussi vite dans la direction opposée, soit pour rattraper le temps perdu, soit pour faire trêve aux pensées qui l’obsédaient, et atteignit bientôt la demeure où le brigand l’attendait.
Si son extérieur trahissait quelque agitation, M. Sikes n’en fit pas la remarque en la voyant ; il lui demanda seulement si elle avait rapporté l’argent, et, sur sa réponse affirmative, il poussa un certain grognement de satisfaction, laissa tomber sa tête sur l’oreiller et continua son somme, que l’arrivée de Nancy avait interrompu.
Heureusement pour elle, Sikes, une fois en possession de l’argent, employa toute la journée du lendemain à boire et à manger, ce qui contribua singulièrement à lui adoucir le caractère ; aussi n’eut-il ni le temps ni l’envie de faire la moindre remarque sur le trouble et la distraction de sa compagne. Nancy, pourtant, avait l’air inquiet et agité d’une personne qui va risquer un de ces coups hardis et périlleux auxquels on ne se résout qu’après une lutte violente. Le juif, avec son œil de lynx, aurait facilement reconnu ces symptômes et s’en serait alarmé ; mais Sikes n’était pas un finaud comme lui, et il ne montra d’autres soupçons que ceux qui tenaient à sa rude et grossière méfiance avec tout le monde. Il était d’ailleurs, contre son ordinaire, de bonne humeur ce jour-là, comme nous l’avons dit : il ne vit donc rien de singulier dans ses manières et s’occupa si peu de Nancy, que le trouble de celle-ci eût pu être mille fois plus visible sans éveiller son attention.
À mesure que le jour baissait, l’agitation de Nancy augmentait ; quand la nuit fut venue, elle s’assit, attendant que le brigand aviné se fût endormi ; ses joues étaient si pâles, son œil si ardent, que Sikes lui-même s’en étonna.
Sikes, affaibli par la fièvre, était étendu dans son lit et buvait son grog pour se calmer ; c’était la troisième ou quatrième fois qu’il tendait son verre à Nancy, quand il fut frappé du changement qui s’était opéré en elle.
« Le diable m’emporte, dit-il en se soulevant sur son bras pour regarder en face la jeune fille, on dirait un revenant. Qu’as-tu ?
— Ce que j’ai ? répondit-elle. Rien. Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Qu’est-ce que c’est que ces bêtises-là ? fit Sikes en la secouant rudement par le bras. Hein ? qu’est-ce que ça veut dire ? À quoi penses-tu ? Allons ! Allons !
— À bien des choses, Guillaume, répondit la jeune fille toute frissonnante et se cachant le visage dans ses mains. Mais bah ! qu’est-ce que ça fait ? »
Ces mots furent prononcés d’un ton de gaieté feinte qui produisit sur Sikes une impression plus profonde que ne l’avaient fait les traits décomposés de la jeune fille.
« Écoute un peu, dit Sikes ; si tu n’as pas la fièvre, il se passe quelque chose de drôle dans l’air ; oui, quelque chose de mauvais. Tu n’irais pas par hasard… ? Ah bien oui ! n’y a pas de danger que tu fasses ça.
— Que je fasse quoi ?
— Non, non, dit Sikes en la regardant fixement et en se partant à lui-même. N’y a pas de fille qui ait le cœur plus solide, ou il y a déjà trois mois que je lui aurais coupé le sifflet. C’est la fièvre qui la tient ! voilà la chose. »
Cette idée qu’elle avait la fièvre le rassura, et il avala d’un seul trait son verre ; puis, avec force jurons, il demanda sa médecine. La jeune fille s’élança avec promptitude et versa, en se détournant, la potion dans une tasse dont elle lui fit vider elle-même le contenu.
« Maintenant, dit le voleur, viens t’asseoir là, à côté de moi, et fais-moi une autre mine que ça, ou je t’arrangerai de façon que tu auras de la peine à te reconnaître dans la glace. »
Nancy obéit. Sikes lui serra la main dans la sienne et retomba sur son oreiller, les yeux fixés sur elle. Il les ferma, les rouvrit, les referma et les rouvrit de nouveau. Le brigand se retournait mal à l’aise ; il sommeillait deux ou trois minutes et s’éveillait avec un regard de terreur ; puis il resta les yeux fixes, et, encore sur son séant, il tomba tout à coup dans un lourd et profond sommeil. Sa main lâcha celle de Nancy, son bras retomba languissamment ; il avait l’air d’un homme tombé dans une profonde catalepsie.
« Le laudanum a enfin produit son effet, murmura la jeune fille en quittant le chevet du lit. Peut-être est-il déjà trop tard. »
Elle mit en toute hâte son chapeau et son châle, non sans jeter de temps en temps un regard de crainte autour d’elle. En dépit de la liqueur soporifique, elle semblait s’attendre à tous moments à sentir sur son épaule la lourde main de Sikes. Enfin, elle se baissa doucement sur le lit, embrassa le voleur et, ouvrant sans bruit la porte de la chambre qu’elle referma avec la même précaution, elle sortit de la maison en courant.
Un veilleur de nuit criait neuf heures et demie au bout d’un sombre passage qu’elle avait à traverser pour gagner la grand’rue.
« La demie est-elle sonnée depuis longtemps ? demanda la jeune fille.
— L’heure va sonner dans un quart d’heure, dit l’homme en levant sa lanterne sur le visage de Nancy.
— Et il me faut au moins une heure pour y arriver, » murmura Nancy en disparaissant avec la rapidité de l’éclair.
On fermait déjà les boutiques dans les petites rues qu’elle suivait pour se rendre de Spitalfields dans le West-End. L’horloge, en sonnant dix heures, accrut son impatience. Elle glissait sur le trottoir, coudoyant les passants de droite et de gauche, se heurtant contre la tête des chevaux, et traversait, sans s’inquiéter, des rues encombrées où une foule de gens attendaient avec impatience le moment de traverser comme elle.
« C’est une folle ! » disait-on en se retournant pour la regarder courir sur la chaussée.
Quand elle fut arrivée dans le beau quartier de la ville, les rues étaient en comparaison plus désertes, et sa course rapide sembla exciter plus de curiosité parmi les flâneurs au milieu desquels elle passait. Quelques-uns hâtaient le pas pour voir où elle se rendait si vite ; d’autres, qui avaient pris l’avance sur elle, se retournaient pour la regarder, étonnés de la voir marcher toujours aussi vite ; mais ils s’éloignaient l’un après l’autre. Quand elle eut atteint le lieu de sa destination, elle se trouvait tout à fait seule.
Elle s’arrêta devant un hôtel situé dans une de ces rues paisibles et bien habitées qui avoisinent Hyde-Park. Au moment où la brillante clarté du gaz qui éclairait la porte lui fit reconnaître la maison, onze heures sonnaient. Elle avait ralenti son pas un peu auparavant, d’un air irrésolu et ne sachant trop si elle devait avancer ; mais l’heure la décida et elle s’arrêta dans le vestibule. La loge du concierge était vide ; elle regarda autour d’elle avec incertitude et se dirigea du côté de l’escalier.
« Eh bien ! jeune fille, dit une femme de chambre à la mise coquette, ouvrant une porte derrière elle et la regardant, qui demandez-vous ?
— Une dame qui reste dans la maison.
— Une dame ! répliqua l’autre d’un air dédaigneux. Quelle dame, s’il vous plaît ?
— Mlle Maylie, » dit Nancy.
La domestique qui, pendant ce temps, l’avait toisée des pieds à la tête, ne répondit que par un regard de vertueux dédain ; elle appela un laquais pour lui répondre. Nancy fit à celui-ci la même question.
« Qui dois-je annoncer ? demanda le laquais.
— Mon nom est inutile.
— Ni le motif qui vous amène ?
— Non plus. Il faut que je voie cette dame.
— Allons, dit le domestique en la poussant vers la porte, finissons-en ; décampez, s’il vous plaît.
— En ce cas, il faudra que vous me portiez dehors, dit la jeune fille avec colère, et ce sera une besogne dont deux d’entre vous ne viendraient pas à bout, je vous en réponds. N’y a-t-il personne ici, dit-elle en regardant autour d’elle, qui veuille consentir à faire cette commission pour une pauvre malheureuse comme moi ? »
Cet appel produisit de l’effet sur un bon gros cuisinier qui, au milieu de quelques autres domestiques, regardait ce qui se passait ; il s’avança pour s’interposer.
« Faites sa commission, Joseph, voyons, dit-il.
— À quoi bon ? répliqua l’autre. Ne croyez-vous pas que mademoiselle va recevoir une créature comme ça, hein ? »
Cette allusion à la moralité douteuse de Nancy fit pousser à quatre servantes, témoins de la scène, des exclamations de pudeur révoltée.
« Une créature comme ça, disaient-elles, mais c’est la honte de notre sexe ; ça n’est bon qu’à être jeté sans pitié au chenil.
— Faites de moi ce que vous voudrez, dit la jeune fille en se retournant vers les domestiques, mais rendez-moi d’abord le service que je vous demande. Pour l’amour de Dieu, faites-le ! »
Le sensible cuisinier joignit ses instances à celles de Nancy, et le laquais qui avait paru le premier consentit à faire la commission.
« Que dirai-je ? fit-il, un pied sur la première marche de l’escalier.
— Vous direz qu’une jeune fille demande instamment à parler à Mlle Maylie en particulier, dit Nancy ; que si mademoiselle consent à entendre seulement un seul mot de ce qu’on a à lui dire, elle pourra après écouter le reste ou faire jeter la jeune fille à la porte comme une menteuse.
— Diable ! dit le laquais, comme vous y allez !
— Montez toujours, dit la jeune fille avec fermeté, que je sache la réponse. »
Le domestique monta rapidement l’escalier, et Nancy attendit, toute pâle et respirant à peine. Elle écouta, les lèvres tremblantes et d’un air de profond mépris, les propos outrageants des chastes servantes qui ne se gênaient pas dans leurs discours, surtout quand le domestique revint annoncer qu’elle pouvait monter.
« Ce n’est pas la peine d’être une honnête femme en ce monde, dit la première servante.
— Il paraît que le cuivre vaut mieux que l’or qui a passé au feu. » dit la seconde.
La troisième se contenta de dire : « Ce que c’est que les grandes dames ! » Et la quatrième fit entendre un « fi donc ! » répété à l’unisson par le chœur des chastes Dianes, qui gardèrent ensuite le silence.
Sans s’occuper de tout cela, Nancy, le cœur plein de choses plus sérieuses, suivit toute tremblante le domestique, qui l’introduisit dans une petite antichambre éclairée par une lampe suspendue au plafond ; et là, s’étant retiré, il la laissa seule.