Oliver Twist/Chapitre 45
Librairie Hachette et Cie, (p. 340-344).
Fagin se leva de bonne heure le lendemain matin, et attendit avec impatience l’arrivée de son nouvel associé. Celui-ci, après un délai que le juif trouva interminable, se présenta enfin et attaqua le déjeuner avec voracité.
« Bolter, dit le juif en avançant sa chaise et en s’asseyant en face de Maurice Bolter.
— Eh bien ! me voici, répondit Noé ; qu’y a-t-il ? ne me demandez pas de rien faire avant d’avoir fini de manger, il n’y a pas moyen ; il paraît qu’ici on n’a pas seulement le temps d’avaler.
— Vous pouvez causer tout en mangeant, n’est-ce pas ? dit Fagin en maudissant du fond du cœur la voracité de son jeune ami.
— Oh ! oui, je peux causer, je n’en fonctionnerai que mieux, dit Noé en coupant un énorme morceau de pain. Où est Charlotte ?
— Elle est sortie, dit Fagin ; je l’ai envoyée dehors ce matin avec l’autre jeune fille, parce que je voulais être seul avec vous.
— Eh bien ! dit Noé, vous auriez dû d’abord lui faire faire des rôties. Continuez : cela ne me gêne pas. »
Noé semblait, en effet, ne craindre aucune interruption, et il s’était évidemment mis à table avec la ferme résolution de ne pas perdre un coup de dent.
« Vous vous en êtes joliment tiré hier, mon cher, dit le juif ; c’est superbe, six shillings dix pence pour le premier jour ; vous ferez fortune dans le commerce.
— N’oubliez pas de compter les trois pots d’étain et la boîte à lait, dit M. Bolter.
— Non, non, mon cher, répondit le juif, c’était un trait de génie que de prendre les pots d’étain, mais c’est un véritable coup de maître que d’avoir escamoté la boîte à lait.
— Ce n’est pas mal, je pense, pour un commençant, remarqua M. Bolter avec complaisance. J’ai pris les pots à la devanture d’un sous-sol ; la boîte à lait pendait à la porte d’un cabaret, j’ai pensé qu’elle pourrait se rouiller à la pluie ou attraper un rhume, ha ! ha ! ha ! »
Le juif feignit de rire de tout son cœur, et M. Bolter, après avoir bien ri de son côté, finit d’avaler gloutonnement sa tartine de beurre, et se mit à en faire une seconde.
« J’ai besoin de vous, Bolter, dit Fagin en s’accoudant sur la table, j’ai besoin de vous pour une besogne qui exige beaucoup de soin et de précaution.
— Ah çà ! répondit Bolter, n’allez pas me faire courir des risques ni m’envoyer encore au bureau de police ; ça ne me va pas, pas du tout ; je ne vous dis que ça.
— Il n’y a aucun danger à courir, dit le juif, pas l’ombre d’un danger. Il s’agit seulement de guetter une femme.
— Une vieille femme ? demanda M. Bolter.
— Une jeune femme, répondit Fagin.
— Je puis m’en acquitter fort bien, dit Bolter ; à l’école j’étais un fameux rapporteur. Et pourquoi faut-il la guetter ? Pas pour…
— Pour rien du tout, interrompit le juif ; seulement pour me dire où elle va, qui elle voit, et autant que possible ce qu’elle dit. Il faudra se souvenir de la rue, si c’est une rue, ou de la maison, si c’est une maison, et me procurer tous les renseignements possibles.
— Combien me donnerez-vous pour la peine ? demanda Noé en posant son verre et en regardant le juif dans le blanc des yeux.
— Si vous vous en acquittez bien, vous aurez une livre sterling, mon cher, une grosse livre sterling, dit Fagin qui voulait allécher Noé le plus possible. Et je n’ai jamais donné autant pour n’importe quelle besogne où il n’y avait pas gros à gagner.
— Quelle est cette femme ? demanda Noé.
— Une de nous.
— Oh ! oh ! dit Noé en se frottant le bout du nez, vous vous défiez d’elle, à ce qu’il paraît ?
— Elle a fait quelques nouvelles connaissances, mon cher, et il faut que je sois au courant, répondit le juif.
— Compris, dit Noé ; c’est tout bonnement pour avoir le plaisir de faire aussi leur connaissance, si ce sont des gens respectables, hein ? Ha ! ha ! ha ! Je suis votre homme.
— J’en étais sûr, dit Fagin enhardi par le succès de sa proposition.
— Sans doute, sans doute, reprit Noé. Où est-elle ? où faut-il l’attendre ? quand faut-il me mettre en campagne ?
— Quant à cela, mon cher, je vous tiendrai au courant ; je vous la ferai voir quand il en sera temps, dit Fagin. Tenez-vous prêt et laissez-moi faire. »
Ce soir-là et le lendemain et le surlendemain, l’espion resta botté et accoutré de son costume de charretier, prêt à sortir au premier mot de Fagin. Six soirées se passèrent ainsi, six longues et mortelles soirées, et chaque soir Fagin rentra avec un air désappointé, et déclara sèchement que le moment n’était pas venu. Le septième jour, il rentra plus tôt qu’à l’ordinaire, et si content qu’il ne put dissimuler sa satisfaction ; c’était le dimanche.
« Elle sort ce soir, dit Fagin, et pour l’affaire en question j’en suis sûr, car elle est restée seule toute la journée, et l’homme dont elle a peur ne rentrera guère avant le jour. Venez avec moi ; vite. »
Noé fut debout en un clin d’œil sans dire un mot, car l’activité du juif l’avait gagné. Ils sortirent sans bruit de la maison, franchirent rapidement un dédale de rues et arrivèrent enfin à la porte d’une taverne que Noé reconnut pour être celle où il avait couché le soir de son arrivée à Londres.
Il était onze heures passées et la porte était fermée ; le juif siffla légèrement et elle roula doucement sur ses gonds ; ils entrèrent sans bruit et la porte se referma derrière eux.
Fagin et le jeune juif qui leur avait ouvert, osant à peine murmurer une parole, montrèrent du doigt à Noé une petite lucarne et lui firent signe de grimper jusque-là et d’observer la personne qui se trouvait dans la pièce voisine.
« Est-ce là la femme en question ? » demanda-t-il d’une voix si basse qu’on pouvait à peine l’entendre.
Le juif fit signe que oui.
« Je ne vois pas bien sa figure, dit tout bas Noé ; elle a les yeux fixés à terre et la chandelle est derrière elle.
— Ne bougez pas, » murmura Fagin ; il fit un signe à Barney qui disparut et se montra bientôt dans la pièce voisine. Sous prétexte de moucher la chandelle, il la posa devant la jeune fille à laquelle il adressa quelques mots pour lui faire lever la tête.
« Je la vois maintenant, dit l’espion.
— La voyez-vous bien ? demanda le juif.
— Je la reconnaîtrais entre mille. »
Noé quitta la lucarne, la porte s’ouvrit et la jeune fille sortit. Fagin fit retirer Noé derrière un vitrage garni de rideaux, et ils retinrent leur respiration au moment où Nancy passa à quelques pieds de leur cachette, et sortit par la porte par laquelle ils étaient entrés.
« Psit ! fit Barney qui tenait la porte ; voici le moment. »
Noé échangea un regard avec Fagin et s’élança dehors.
« À gauche, lui dit tout bas Barney. Prenez le trottoir de l’autre côté de la rue, et attention ! » Noé obéit, et, à la lueur du gaz, il aperçut la jeune fille en marche à quelque distance devant lui ; il n’avança qu’autant qu’il jugea prudent de le faire, et se tint de l’autre côté de la rue pour mieux observer les mouvements de Nancy. À plusieurs reprises elle regarda autour d’elle avec inquiétude ; une fois même elle s’arrêta pour laisser passer deux hommes qui la suivaient de près. À mesure qu’elle avançait, elle semblait reprendre courage et marchait d’un pas plus ferme et plus résolu. L’espion se tint toujours derrière elle, à la même distance, et la suivit sans la quitter des yeux.