Ontologie naturelle/Leçon 03

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Garnier Frères (p. 18-26).

TROISIÈME LEÇON

L’espèce est permanente. — Elle est fixe. — Question de fixité ou de mutabilité de l’espèce : historique. — Maillet. — Robinet. — Lamarck. — Théorie des arrêts de développement. — La fixité de l’espèce prouvée par les faits.

Nous l’avons vu dans ma dernière leçon : la fécondité continue donne le caractère de l’espèce ; la fécondité bornée donne le caractère du genre.

Lorsque, dans la classification, on s’arrête aux caractères de similitude, on reste dans le vague, dans l’arbitraire. Il faut un caractère certain : ce caractère certain, nous le trouvons dans la fécondité continue pour l’espèce, et dans la fécondité bornée pour le genre.

Passé ces deux groupes (espèce et genre), toute parenté finit. Il n’y a plus consanguinité[1].

Tous les autres groupes ne sont plus, comme je l’ai dit, que de simples collections.

Venons au second caractère de l’espèce : le premier est la fécondité continue, le second est la fixité.

Nulle espèce ne finit d’elle-même.

Depuis la première apparition de la vie sur le globe, ce globe a été soumis à un grand nombre de révolutions. Ce qu’il a péri d’animaux, à chaque révolution, est innombrable.

Mais ces espèces ont disparu par suite d’une violence extérieure. Sans cela, elles se seraient perpétuées.

Il est vrai encore que les types primitifs de beaucoup d’animaux, du chien, du bœuf, etc., ont disparu. Mais cette disparition est due à l’influence de l’homme.

L’espèce est de soi impérissable, éternelle.

Et puisqu’elle est éternelle, elle est fixe. Buffon l’a dit en termes magnifiques : « L’empreinte de chaque être est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais[2]. »

Oui, l’espèce est fixe. Comment pourrions-nous trouver le caractère certain d’une chose qui changerait ?

La question de la fixité ou de la mutabilité des espèces a été le grand champ de bataille des naturalistes philosophes.

Les partisans de la mutabilité ont précédé les partisans de la fixité, et il en est toujours ainsi dans les sujets très-compliqués : les idées saines, les idées justes, les idées démêlées n’arrivent que les dernières.

À considérer la chose superficiellement, nous serions portés à croire que les espèces peuvent changer. Prenons le cheval : il n’y en a pas deux d’absolument semblables, pas plus qu’il n’y a, sur un arbre, deux feuilles qui se ressemblent parfaitement. Parmi les hommes, de même. Voyez deux frères : il y a bien un fonds de ressemblance, mais aussi que de différences : dans la taille, dans la physionomie, dans la coloration des cheveux, etc. Et si nous venons à comparer les différentes races entre elles, combien les différences seront-elles plus sensibles encore !

Toutefois, lorsqu’on examine les choses de près, on voit que l’empreinte fondamentale, le type ne change pas.

Dans l’historique des idées que l’on s’est faites sur la mutabilité des êtres, je ne remonterai pas plus haut que le milieu du xviiie siècle.

Je commence par les idées de Maillet.

Maillet était consul de France en Égypte. Sa position lui donnait du loisir : il l’employa à observer, à penser. C’était d’ailleurs un homme d’esprit et capable.

Il tira de ses observations cette conclusion, que la terre, à une certaine époque, avait dû être couverte d’eau sur toute sa surface. En cela il avait raison. Donc, disait-il, tous les animaux ont dû commencer par être des animaux aquatiques, par être des poissons.

Les eaux se retirant, ils ont éprouvé des métamorphoses. Les poissons qui rampaient au fond de la mer sont devenus des reptiles. Les poissons qui s’élevaient au-dessus des eaux, les poissons volants, sont devenus des oiseaux : leurs nageoires se sont changées en ailes, leurs écailles en plumes, etc., etc. Maillet va jusqu’à dire que les mammifères et l’homme lui-même ont commencé par être poissons.

Ces idées de Maillet sont exposées dans un livre publié en 1748, après sa mort, et intitulé : Telliamed, mot qui est l’anagramme de son nom (De Maillet)[3].

Voltaire s’est beaucoup moqué de l’homme-poisson. Il n’en est pas moins vrai que Maillet a eu le mérite, par ses bizarreries mêmes, d’éveiller l’attention sur un sujet, au fond si sérieux.

Robinet vint ensuite. Son livre, publié en 1768, est intitulé : Essais de la nature qui apprend à faire l’homme.

Robinet, à l’exemple de toute une classe de naturalistes et de philosophes, de Buffon, entre autres, personnifie la Nature.

Suivant lui, la Nature a commencé par créer des vers, puis des insectes, des scarabées. Plus tard, elle a osé davantage et a fait le crustacé. Puis, elle a placé en dedans les plaques extérieures du crustacé et en a fait des vertèbres : de là le serpent. Après le serpent, est venu le lézard. Les pattes de devant du lézard se sont transformées en ailes, et de là l’oiseau. De progrès en progrès, la Nature a formé les quadrupèdes, les quadrumanes et enfin l’homme.

Il serait puéril de s’arrêter à faire sentir le ridicule de ces idées. Mais on est confondu quand on voit, dans notre siècle, des hommes de génie se laisser aller à des idées tout aussi absurdes.

M. de Lamarck, par exemple, tire tous les animaux de la monade. De la monade, il passe au polype. Au moyen des efforts qu’il s’impose et des habitudes qu’il prend, le polype se donne successivement toutes les formes jusqu’aux plus élevées.

L’habitude joue un rôle incroyable dans les rêveries de Lamarck.

Il y a des oiseaux à jambes courtes et des oiseaux à jambes longues. Le martinet les a très-courtes, c’est parce qu’il s’est plus appliqué à voler qu’à marcher. Au contraire, les oiseaux de rivage, les échassiers, les ont très-longues parce qu’ils ont plus marché que volé.

La girafe n’ayant pas voulu paître à terre, mais se nourrir des feuilles des arbres, son cou s’est démesurément allongé.

C’est parce que la taupe a préféré vivre sous terre qu’elle a perdu les yeux.

Enfin, des auteurs plus récents ont prétendu que les différentes espèces ne sont que les différents âges d’un même animal, d’un animal supérieur, de l’homme. Vous reconnaissez ici la théorie des arrêts de développement[4].

Cette théorie veut qu’un animal supérieur passe par tous les degrés inférieurs. L’homme est d’abord un ver, puis un poisson ; il ne devient animal supérieur, animal de son rang, qu’après une série de mutations et d’évolutions.

Les auteurs de cette théorie ne nous disent pas cela tout crûment, comme Robinet ou Lamarck ; ils se servent de termes abstraits, mais pour qui va plus loin que les mots, l’absurdité est la même.

Je viens d’exposer le côté ridicule de la question. Voyons-en le côté sérieux.

Les partisans de la mutabilité des espèces n’ont pour eux aucun fait. S’ils en avaient jamais eu un seul, ils n’auraient pas manqué de le produire, de le proclamer, de le crier sur les toits.

La vérité est qu’aucune espèce n’a jamais changé.

Pour la fixité des espèces, au contraire, les faits surabondent. On a rapporté d’Égypte beaucoup de momies d’hommes, d’ibis, etc. L’ibis du temps des Pharaons est exactement le même que celui de nos jours. L’espèce humaine d’il y a trois mille ans est absolument la même que celle d’aujourd’hui. On a des momies de crocodiles, de chiens, de bœufs. Nulle différence entre ces momies et les crocodiles, les chiens, les bœufs actuels.

On me dira peut-être que je ne cite là que quelques exemples particuliers. Je réponds que la stabilité a été la même pour le règne animal entier.

Aristote écrivait il y a deux mille ans. Il a connu le règne animal dans toutes ses classes ; et les espèces qu’il a décrites sont si bien restées les mêmes, que Cuvier a pu dire que l’histoire de l’éléphant est plus exacte dans Aristote que dans Buffon.

Aristote distribue le règne animal en neuf classes générales ou principales : les quadrupèdes vivipares et ovipares (ou les mammifères et les reptiles), les cétacés ou mammifères marins, les oiseaux, les poissons, les mollusques (ce mot est de lui), les testacés, les crustacés et les insectes.

Eh bien ! de ces classes anciennes, le règne animal n’en a perdu aucune, et il n’a acquis aucune classe nouvelle. Depuis Aristote, le règne animal est resté le même.

La fixité de l’espèce est, de toute l’histoire naturelle, le fait le plus important et le plus complétement démontré.

  1. Dans l’espèce, il y a consanguinité au sens absolu : tous les individus sont de même sang, ils sont tous venus, ou ont pu venir les uns des autres. Dans le genre, il n’y a que consanguinité relative : les individus ne sont plus du même sang, mais ils sont d’un sang qui peut se mêler. Ils peuvent produire ensemble.
  2. De la nature. — Seconde vue, t. III, p. 418.
  3. Maillet faisait, au reste, bon marché de ses rêveries et en riait le premier. Il dédie son livre à Cyrano de Bergerac (l’auteur du Voyage dans la Lune et de l’Histoire comique des États et Empires du Soleil) ou plutôt à son ombre (cet autre fou était mort en 1655). « C’est à vous, illustre Cyrano, que j’adresse mon ouvrage, dit Maillet. Puis-je choisir un plus digne protecteur de toutes les folies qu’il renferme ? »
  4. La théorie des arrêts de développement est vraie quand il s’agit des parties d’un même animal, d’un même être, parce que toutes ces parties ont entre elles une dépendance nécessaire, physiologique, mais quelle dépendance, autre qu’imaginaire, entre les individus de différentes espèces, de différents genres, de différents ordres ?