Ontologie naturelle/Leçon 04

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Garnier Frères (p. 27-35).

QUATRIÈME LEÇON

Causes qui pourraient amener la mutabilité de l’espèce : 1o développement insensible des êtres organisés ; 2o révolutions du globe ; 3o croisement des espèces. — L’espèce reste fixe.

Je crois avoir prouvé la fixité de l’espèce. Je reviens sur cette question : elle est trop importante, trop fondamentale (l’espèce est le fondement de tout en histoire naturelle), pour n’être pas reprise une fois encore, et approfondie autant que possible.

Les causes qui pourraient faire changer les espèces sont de deux sortes : extrinsèques ou intrinsèques.

Les causes extrinsèques peuvent elles-mêmes se diviser en causes lentes et en causes violentes.

Voyons les causes lentes : j’appelle ainsi toutes celles qui, agissant d’une manière insensible et continue, finissent par amener un changement notable au bout d’un certain temps. Nous ne pouvons saisir l’accroissement d’une plante, d’un animal, et cependant il se fait. La fleur, qui d’abord était fermée, s’est ouverte ; l’animal s’est développé. Et, en cela, les choses vont quelquefois si loin que l’on a peine à reconnaître le petit dans l’adulte. Il a fallu toute la sagacité de Cuvier pour découvrir que le pongo est le même animal que l’orang-outang, que c’est l’orang-outang adulte. On peut citer encore, et surtout, les métamorphoses des insectes : je défierais qui que ce fût, s’il ne le savait d’ailleurs, de reconnaître dans la mouche le ver de la viande.

Telles sont les causes lentes. Elles ne font pas varier l’espèce ; et pourtant quelle puissance de variation que celle qui change un ver en mouche, une chenille en papillon !

Passons aux causes violentes, c’est-à-dire aux révolutions du globe.

Ces révolutions n’ont point influé sur la fixité de l’espèce.

On faisait à Cuvier cette objection : Qui vous dit que nos espèces actuelles ne sont pas une modification, une dégénération des espèces fossiles ?

Mais, s’il en eût été ainsi, répondait Cuvier, les modifications auraient été graduées ; il y aurait eu une série de nuances entre les animaux fossiles et nos animaux actuels, et nous trouverions les traces de ces modifications graduées dans les entrailles de la terre. Cependant on ne les y trouve pas.

Je vais plus loin et je dis : Ou les espèces vivantes sont visiblement distinctes des espèces fossiles, et dans ce cas les espèces vivantes seront nouvelles ; ou bien les caractères sont les mêmes dans les animaux fossiles et les animaux actuels, et alors comment les distinguer ? Le mammouth est-il d’une espèce différente de l’éléphant des Indes ? M. Cuvier dit oui, et M. de Blainville dit non.

Admettons que ce soit M. Cuvier qui ait raison : le mammouth et l’éléphant seront deux espèces distinctes. L’une ne se sera donc pas transformée en l’autre. Admettons, au contraire, que la raison soit du côté de M. de Blainville : le mammouth et l’éléphant seront de la même espèce, et l’argument sera encore plus fort : les révolutions du globe n’auront amené aucun changement dans l’espèce. Encore une fois, l’espèce est donc fixe.

Ainsi nous voyons que les causes extrinsèques, qu’elles soient lentes ou violentes, ne peuvent amener la transformation de l’espèce, puisqu’elles ne l’ont pas amenée. C’est le fait qui parle.

Examinons maintenant les causes intrinsèques. La principale de ces causes est dans le croisement des espèces.

Or, jamais le croisement des espèces n’a donné d’espèce intermédiaire.

Nous savons déjà qu’il n’y a qu’un petit nombre d’espèces qui puissent se mêler et produire ; et encore, pour ce petit nombre, la fécondité est-elle bornée.

Il y a des espèces, très-voisines, qui n’ont même pas cette fécondité bornée. Je cite pour exemple le chien et le renard.

Dans le squelette de ces deux animaux, il n’y a aucune différence : le crâne et particulièrement les dents sont les mêmes. Quel est donc le caractère qui les distingue et les sépare, non pas seulement spécifiquement, mais génériquement, et même plus profondément encore, puisqu’il les empêche de produire ensemble ? Ce caractère se trouve dans la forme de la pupille : le chien a une pupille circulaire, tandis que dans le renard la pupille est en fente verticale ; et ce caractère, tout léger qu’il paraît, est très-important, car il touche à l’instinct. Le renard est un animal nocturne et le chien un animal diurne.

Puisque des espèces, même très-voisines, aussi voisines que celles du chien et du renard, ne peuvent produire ensemble, à plus forte raison les espèces éloignées ne le pourraient-elles pas.

On a prétendu que le taureau produit avec la jument ; on donnait à ce produit fabuleux le nom de jumart. A priori, le fait peut être dit impossible : le cheval est un animal à estomac simple, et le taureau un animal ruminant, un animal à estomac multiple, le taureau est un animal bisulque et le cheval un animal solipède, etc., etc.

La vérité est qu’il n’y a jamais eu de jumart. Bourgelat, le célèbre et respectable fondateur de la science vétérinaire en France, s’est trompé sur ce point. Il a décrit le jumart, ou plutôt, et à parler plus exactement, un animal qu’on lui avait donné pour jumart. Un de mes auditeurs, agronome distingué, a tenté bien des fois l’expérience : il a pu obtenir, soit entre le taureau et la jument, soit entre le cheval et la vache, soit entre le taureau et l’ânesse ou l’âne et la vache, une union physique, mais jamais un produit.

Je passe aux espèces peu nombreuses qui peuvent produire ensemble. J’ai déjà parlé de ces espèces quand il s’est agi de déterminer le genre.

Les espèces du chien et du loup sont fécondes entre elles. Buffon a fait, sur les limites de cette fécondité, des expériences tout à fait méthodiques. Il n’a jamais pu dépasser la troisième génération. Je l’ai déjà dit, et j’ai parlé également des expériences concordantes répétées par Frédéric Cuvier et par moi.

Ce qu’il faut bien entendre ici, c’est ce que j’appelle fécondité continue. Pour juger de la fécondité continue des métis, la génération doit rester toujours circonscrite entre ces métis eux-mêmes, sans que jamais un animal de l’une ou de l’autre des deux espèces primitives, un chien ou un loup, y intervienne.

Nous avons vu, en effet, que la stérilité du métis n’est pas absolue. La mule ne reproduit pas avec le mulet : si elle reproduisait avec le mulet, et si le fait se répétait durant plusieurs générations successives, il y aurait là fécondité continue. Mais l’expérience de chaque jour nous prouve qu’il n’en est point ainsi. Il n’existe peut-être pas un seul fait, bien constaté, de la reproduction de la mule avec le mulet.

Cependant, la mule, stérile avec le mulet, peut devenir féconde, soit avec l’âne, soit avec le cheval. Mais alors la chaîne est rompue, et l’espèce primitive, le type, va reparaître ; il reparaît après quatre générations[1]. Nous rentrons dans la fécondité continue entre animaux de la même espèce.

Les espèces du chien et du chacal sont fécondes entre elles. On peut même se demander quel est le caractère qui fait différence, qui rompt l’unité, l’identité, entre ces deux espèces et les empêche d’avoir la fécondité continue. Entre le chacal et le chien, je ne vois aucune différence essentielle ni à l’extérieur, ni dans le squelette. La forme de la pupille est la même, l’instinct est le même ; tous les deux se creusent des terriers (j’entends toujours le chien à l’état de nature). Il faut chercher plus profondément la différence qui sépare ces deux animaux ; elle est, si je puis ainsi dire, et comment dirais-je autrement ? elle est psychique : c’est que le chien est éminemment perfectible, c’est qu’il a une intelligence qui se modèle, qui se gradue sur celle de son maître. Le chacal ne nous offre rien de semblable.

Quels sont encore les animaux qui peuvent produire entre eux des métis[2] ?

On n’a pas fait, sur ce sujet, assez d’expériences. Nous savons que le zèbre peut produire avec le cheval et l’âne ; l’âne avec l’hémione. Je suis convaincu que tous les solipèdes pourraient produire ensemble. Nous savons qu’il peut naître un métis de l’union de la brebis et du bouc, ou de l’union du bélier et de la chèvre. Parmi les oiseaux, le serin peut produire avec le chardonneret, le faisan avec la poule ; on a obtenu récemment un produit de l’union du coq avec la pintade.

Je reviens aux produits de l’espèce de l’âne unie à celle du cheval, ou de l’espèce du bouc unie à celle du bélier. Assurément, si la fécondité continue appartenait à ces produits, les preuves en seraient partout. Depuis des siècles, on obtient le métis du cheval et de l’âne ; mais, pour avoir le mulet, il faut toujours en revenir à accoupler le cheval avec l’ânesse, ou l’âne avec la jument. Jamais on n’a pu obtenir une série directe de mules et de mulets.

J’en dis autant des métis du bouc avec la brebis ou du bélier avec la chèvre.

Je le répète : Jamais le croisement des espèces n’a donné d’espèce intermédiaire.

Il en aurait donné si les métis pouvaient produire ensemble autre chose qu’un petit nombre de générations. Enfin, et comme je l’ai déjà annoncé, si l’on unit les métis avec l’une ou l’autre des deux espèces dont ils proviennent, au bout de quelques générations le type primitif reparaît. Peut-on arriver par plus de chemins divers à la même conclusion : la fixité de l’espèce ?

  1. Comme je l’expliquerai plus loin.
  2. Je préfère le mot métis au mot mulet. Je prouverai, par la suite, que le métis est composé moitié d’une espèce et moitié d’une autre ; c’est un animal, pour ainsi dire, mi-parti. Le mot métis a donc un sens physiologique.