Ontologie naturelle/Leçon 05

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Garnier Frères (p. 36-43).

CINQUIÈME LEÇON

De la race. — Il y a deux tendances dans l’organisation : 1o tendance à varier ; 2o tendance à transmettre les variations. — La variation est totale ou partielle. — Causes extérieures du développement des variations : 1o le climat ; 2o la nourriture ; 3o la domesticité.

J’ai traité de l’espèce : l’espèce est la famille. Nous concevons maintenant le sens, et, j’ose le dire, le sens profond de ces mots : parenté, consanguinité. Nous savons que l’espèce est invariable, éternelle. Elle est toujours jeune. Ces deux idées corrélatives : jeunesse, vieillesse, ne sont applicables qu’aux individus. Par rapport aux espèces, il n’y a pas de temps. Le cheval d’aujourd’hui est aussi jeune que le premier cheval qui ait paru sur le globe.

Les espèces étant d’institution primitive, l’homme ne peut rien quant à leur production. Il peut tout, au contraire, quant à la production des races. Sa puissance, à cet égard, tient du prodige.

Nous allons encore demander à Buffon une bonne définition de la race. « L’empreinte de chaque espèce, dit-il, est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais[1]. » Voilà pour l’espèce. Voici pour la race : « mais toutes les touches accessoires varient ; aucun individu ne ressemble parfaitement à un autre, aucune espèce n’existe sans un grand nombre de variétés[2]. »

Je trouve, dans l’organisation, deux tendances très-manifestes : 1o une tendance à varier dans de certaines limites ; 2o une tendance à la transmissibilité, à l’hérédité de ces variations.

La tendance à varier est incontestable : nous voyons deux frères différer par la taille, par la coloration des cheveux, etc. Ce sont là des touches accessoires, comme dit Buffon.

Ces variations, qui surviennent et, si je puis ainsi dire, se génèrent spontanément, ne périssent pas avec l’individu. Elles se transmettent de génération en génération : d’individuelles, elles deviennent héréditaires ; et voilà la race formée.

L’homme s’est emparé de cette tendance à l’hérédité pour créer les races d’animaux domestiques. Un exemple va nous initier au procédé qu’il emploie.

Veut-il avoir une race de chiens de grande taille ; il prend, dans une portée, les deux chiens les plus grands, un mâle et une femelle. Puis il les accouple : les petits, nés de cet accouplement, seront plus grands que leurs parents ; cette progression est un fait prouvé, constant. Dans la nouvelle portée, l’homme choisit de nouveau, pour les accoupler, les deux individus les plus grands. Ils produisent, à leur tour, des individus plus grands qu’eux. Dans cette troisième portée sont encore choisis, pour la reproduction, les deux chiens les plus grands ; et c’est ainsi que, successivement, progressivement, l’homme arrive à créer des races de chiens énormes, les dogues, les mâtins.

À côté de ces mâtins, de ces dogues, plaçons les petits chiens d’appartement, les épagneuls, les carlins : quelle différence de taille ! Pour avoir ces petites races, l’homme a employé le même procédé qui lui a donné le mâtin, le dogue : seulement, dans chaque portée, il a pris les couples les plus petits. S’il y a, dans l’organisation, une tendance à s’accroître, il y en a aussi une à se réduire.

Le chien, à l’état sauvage, est à peu près de la taille du renard : la création de deux races où la taille naturelle du chien est exagérée au point de grandeur ou de petitesse que je viens de dire, est quelque chose de prodigieux.

Ce double phénomène d’accroissement et de réduction a lieu partout. Le cheval primitif était de la taille de l’âne ou du zèbre. C’est l’art de l’homme qui produit nos énormes chevaux de trait. Comme extrême opposé, nous avons des chevaux remarquablement petits, les poneys.

L’art de l’homme peut aller jusqu’à faire acquérir au bœuf le double de sa taille normale.

Ainsi donc : 1o tendance à varier soit en accroissement soit en réduction, et 2o tendance à l’hérédité des variations ; voilà les deux sources naturelles des races.

Ajoutons que la variation est de deux sortes : 1o elle peut porter sur le total de l’individu, et c’est celle qui nous donne des animaux plus ou moins grands ; 2o elle peut ne porter que sur telle ou telle partie de l’individu ; et c’est cette variation partielle qui nous donne les races d’animaux, de chiens, par exemple, qui ont la queue ou les oreilles, ou telle autre partie, plus ou moins développées, par rapport au total de l’être.

Nous avons vu jusqu’où la variation totale peut aller. Passons aux différences des parties. Prenons le crâne du bouledogue : ce crâne présente des arêtes, des crêtes saillantes, destinées à donner insertion aux muscles puissants des mâchoires. Prenons, comme terme opposé, le crâne du carlin : il est complétement lisse C’est qu’ici des muscles, très-faibles, n’ont pas eu besoin de ces appendices, de ces expansions du crâne.

À la première vue, il serait impossible au naturaliste le plus exercé de reconnaître dans ces deux crânes si différents, du carlin et du bouledogue, des animaux de la même espèce.

Le chien a normalement cinq doigts aux pieds de devant, et quatre aux pieds de derrière ; et l’on trouve des races de chiens qui ont cinq doigts, et même six aux pieds de derrière.

Le chien a, dans son système dentaire, trois fausses molaires en haut, quatre en bas, et deux tuberculeuses derrière l’une et l’autre carnassières ; et il y a des races de chiens qui ont quatre fausses molaires en haut, et trois tuberculeuses, soit en haut, soit en bas.

On appelle, en physiologie, variations congéniales, celles qui sont de naissance : celles-là seules peuvent se transmettre. Les variations accidentelles ne sont pas héréditaires ; un chien à qui on a coupé la queue ne produira pas des chiens qui manquent de queue.

J’ai fait, sur cela même, un grand nombre d’expériences. J’ai obtenu des chiens d’un père et d’une mère auxquels j’avais enlevé la rate. Les petits ont tous eu une rate. J’ai enlevé la rate à ces petits ; et ces petits ont produit d’autres petits ayant encore leur rate.

Les chiens, dont on a arraché les oreilles, produisent des chiens qui ont des oreilles.

Je divise les causes de variation en internes ou productrices et en externes ou provocatrices. Les causes externes sont : 1o le climat ou la température ; 2o la nourriture ; 3o la domesticité.

1o La température. Unie à la lumière, elle fait varier la couleur. Le teint des hommes brunit de plus en plus du nord au midi.

La température fait varier la quantité des poils dans les animaux. Les animaux des pays froids les ont longs et nombreux. Le contraire arrive dans les pays chauds : le chien de Turquie est presque nu.

Le climat de l’Espagne est remarquable par les modifications qu’il fait subir au poil des animaux : c’est d’Espagne que nous viennent le mérinos, l’épagneul (ici le mot indique l’origine). Le climat d’Angora, dans l’Anatolie, partage ce privilége, et même l’exalte : on connaît le chat, le lapin, la chèvre d’Angora.

2o La nourriture. Tout le monde sait que la quantité et la qualité des herbages font varier la taille et le volume des animaux. Où l’herbe est sèche, peu abondante, les bœufs sont émaciés, rapetissés. Au contraire, les gras pâturages de l’Allemagne, de la Suisse, nourrissent des bœufs gros et grands.

3o La domesticité. De toutes les causes extérieures de variation, celle-ci est la plus puissante, la plus provocatrice, si je puis ainsi dire ; elle embrasse toutes les autres : l’homme soumet tout à la fois les animaux à un autre climat, à une autre nourriture, à d’autres habitudes, etc.

Ainsi donc, et ceci est ma conclusion, l’espèce est fixe ; les individus sont susceptibles de varier dans de certaines limites ; ces variations sont transmissibles, et l’hérédité des variations nous donne les races.

Mais toutes ces races produisent ensemble ; elles sont toutes douées entre elles de fécondité continue ; elles ne sortent donc pas de l’espèce. En un mot, les variations ne dépassent pas la superficie de l’être, elles n’affectent en rien l’organisation profonde ; et, pour rappeler encore une fois l’expression de Buffon, les races ne sont que les variations des touches accessoires.

  1. De la nature. Seconde vue, t. VII, p. 418.
  2. Ibid., p. 418.