Ontologie naturelle/Leçon 06

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Garnier Frères (p. 44-51).

SIXIÈME LEÇON

Influence du climat sur les races. — Poils des animaux. — Expériences de Daubenton sur les bêtes à laine. — Domesticité des animaux.

Nous avons vu, dans l’organisation animale, deux aptitudes, deux tendances démontrées par les faits : 1o la tendance à variation ; 2o la tendance à transmission. Ce sont là les deux sources productrices, les deux causes internes, de toutes les races. Les causes extérieures ne sont que des causes provocatrices. Sans les causes internes, les causes externes agiraient en vain ; les variations ne se formeraient pas, ou, s’étant formées, elles ne se transmettraient pas, elles resteraient purement individuelles ; il ne se ferait point de races.

J’ai parlé du climat de l’Espagne et de celui d’Angora comme agissant d’une manière toute particulière sur les poils des animaux. J’ai cité le mérinos, l’épagneul ; j’ai cité la chèvre, le lapin, le chat d’Angora.

Le climat donne à ces races d’animaux un poil très-doux. Angora, dans l’Anatolie, est une localité dont l’influence est très-circonscrite : cette influence est limitée par le fleuve Halys. De l’autre côté du fleuve, les chèvres n’ont plus la même qualité de poils. Quelquefois à Angora la mortalité frappe les troupeaux : les éleveurs achètent alors des chèvres ordinaires auxquelles ils donnent le bouc d’Angora ; au bout de trois générations, la race des chèvres d’Angora se trouve reproduite.

Tous les animaux sauvages ont deux espèces de poils : 1o le poil soyeux ; 2o le poil laineux. Si l’on écarte, avec la main, les soies du mouflon, tige première de notre mouton, on trouve à leur racine le poil laineux : c’est le poil soyeux qui, recouvrant l’autre, donne sa couleur à l’animal.

Les variations peuvent atteindre, peuvent détruire l’un ou l’autre de ces deux poils. Dans le mérinos, le poil laineux subsiste seul. Au contraire, nos chiens domestiques n’ont conservé que le poil soyeux. À l’état sauvage, il n’en est pas de même : le mouflon, souche du mouton, et le chien de la Nouvelle-Hollande, à demi-sauvage, ont toujours les deux poils.

C’est ici le lieu de parler des belles expériences de Daubenton sur les moutons.

Daubenton avait commencé par être, comme chacun sait, le collaborateur de Buffon : il fit, pour Buffon, toutes les anatomies des quadrupèdes. Préparé par ces études, il tourna plus tard ses idées du côté de l’application ; il s’occupa de l’amélioration des bêtes à laine, et cela avec une ardeur et une persévérance telles qu’on put surnommer, un jour, notre respectable savant : le berger Daubenton.

Nous tirions alors (1766) toutes les laines fines de l’Espagne. Le gouvernement français, voulant s’affranchir de ce tribut, s’adressa à Daubenton. Le problème était celui-ci : obtenir, avec les races françaises, une laine aussi belle que celle des mérinos d’Espagne.

Daubenton commença par faire venir des béliers du Roussillon, province qui, confinant à l’Espagne, devait avoir, et a en effet avec elle des analogies de climat. Il unit ces béliers avec les brebis de Bourgogne. Les expériences se faisaient à Montbard.

Il faut savoir que la laine d’Espagne se distingue par quatre qualités : Elle est : 1o longue ; 2o abondante ; 3o fine ; 4o pure. Il s’agissait de donner à nos laines ces quatre qualités. Voici les résultats qu’obtint Daubenton :

1o Longueur. Les béliers, tirés du Roussillon, avaient une laine longue de 6 pouces, et les brebis de Bourgogne une laine longue de 3 pouces. Daubenton, les ayant unis ensemble, obtint, à la première génération, une longueur de 5 pouces, à la deuxième une longueur de 6 pouces, et ainsi de suite. Dans chaque portée, il choisissait les petits, mâle et femelle, qui avaient la laine la plus longue pour les unir ensemble. Au bout de sept ou huit générations, il avait obtenu 22 pouces de longueur.

2o Abondance. La toison du premier bélier reproducteur pesait 2 livres. La toison de ceux qui suivirent fut de 6 livres, puis de 8, puis de 10, et enfin de 12.

3o Finesse. La finesse suivit la même progression.

4o Pureté. La laine pure est celle qui n’a plus du tout de poils soyeux ou de jarres, pour me servir du terme employé en économie domestique. À la quatrième génération, Daubenton avait purgé ses produits de tout poil soyeux, et n’avait plus que des moutons à laine pure.

Voilà, certes, de beaux résultats, et qui assurent à la mémoire de Daubenton la reconnaissance de la science et de son pays.

Les variations, qui font les races, sont, je l’ai dit, superficielles, fugitives ; et ce qui le prouve bien, c’est qu’à la première occasion donnée, elles s’effacent ; la race disparaît, et ce qui renaît, c’est l’espèce. Lors de la conquête du nouveau monde, les Espagnols n’y trouvèrent aucun animal de l’ancien continent. Ils y portèrent nos animaux domestiques. On les y lâcha. Rendus à la liberté, ces animaux redevinrent sauvages au bout d’un certain temps, et reprirent leur type primitif. Le cochon redevint le sanglier, le mouton redevint le mouflon.

En fait de variations, les plus profondes se voient dans le chien, celui de tous nos animaux domestiques sur lequel, dit Buffon, la main de l’homme a le plus appuyé ; et me voilà amené à vous parler de la domesticité des animaux, cette autre cause provocatrice de la race.

Buffon disait, en termes généraux : « La domesticité des animaux est due à la puissance de l’homme ; » proposition vague et qui n’éclaircit rien. Pourquoi donc la puissance de l’homme n’a-t-elle agi que sur certains animaux ?

Avant Frédéric Cuvier, personne n’avait sérieusement pensé sur cette question. Personne même ne se l’était véritablement posée. Cet excellent observateur nous a appris que la cause primitive de la domesticité des animaux est la sociabilité[1] : tous les animaux qui vivent en troupes peuvent être rendus domestiques ; aucun animal, vivant solitaire, n’est jamais devenu domestique.

Toutes nos espèces domestiques sont primitivement sociables. Nos chevaux portés dans le nouveau monde, et redevenus sauvages, y vivent en troupes, en société. Gmelin et Pallas ont vu, en Tartarie, des troupes de plusieurs milliers de chevaux sauvages : ces chevaux se donnent un chef, qui est toujours un vieux mâle. Les chiens sauvages, en Amérique, sont également sociables ; ils s’associent pour chasser, pour se creuser des terriers. L’âne primitif, que l’on trouve encore dans le centre de l’Asie, y vit en troupes nombreuses. Il en est de même du mouflon, type du mouton ; de même encore du taureau sauvage. Tous ces animaux ont l’instinct de la sociabilité, instinct que l’homme a su faire tourner à son profit.

La mission première de l’homme a été la domination du globe : pour y arriver, il lui a fallu d’abord disputer l’empire aux éléments, à la nature inorganique ; puis il a fait la guerre aux êtres animés. Le point le plus important, pour lui, a été de se créer un parti parmi les animaux. Il s’est associé le chien, et il l’a si bien gagné que le chien est devenu l’ami, l’auxiliaire de l’homme, qu’il a pris le parti de l’homme contre les autres chiens. Après cette conquête, l’homme a fait celle du cheval. Avec ces deux auxiliaires, il lui a été facile de se rendre maître de tous les autres animaux.

On me fera peut-être cette objection. Nous avons fait un animal domestique du chat, qui cependant n’est pas, naturellement, un animal sociable.

Je réponds qu’il faut essentiellement distinguer l’animal apprivoisé de l’animal domestique. Un animal apprivoisé est un animal assoupli, adouci. On peut apprivoiser l’ours, dont l’espèce, comme on sait, n’est pas du tout sociable, et, jusqu’à un certain point, le loup, la panthère. Pline nous parle de chars traînés par des panthères chez les Romains. Nous avons vu, à Paris, jusqu’où peut aller l’action des dompteurs de bêtes féroces sur le lion, sur le tigre. L’apprivoisement dont ces animaux sont susceptibles est tout individuel.

Le chat n’est pas devenu domestique : il n’est qu’apprivoisé. Il se sert de nous, de notre maison, de la proie qui s’y cache. Il est l’ami de l’habitation, non de l’habitant. On ne peut établir aucune analogie entre le chat, qui, dans la fréquentation de l’homme, recherche uniquement son propre avantage, et le cheval, qui partage les travaux de l’homme, ou le chien, qui partage jusqu’à ses douleurs.

  1. Voyez mon livre intitulé : De l’instinct et de l’intelligence des animaux.