Ontologie naturelle/Leçon 20

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Garnier Frères (p. 166-175).

VINGTIÈME LEÇON

Œuf des ruminants. — Œuf des rongeurs. — Le fœtus respire par sa mère ; expériences de Vésale et de Le Gallois. — Le fœtus se nourrit par sa mère ; mes expériences.

Tout œuf est composé de même, ai-je dit ; et, en effet, nous avons retrouvé, dans l’œuf des mammifères carnassiers, toutes les parties que nous avions vues dans l’œuf de l’oiseau.

Vérifions, d’une vue rapide, la loi de conformité dans les autres mammifères : prenons l’œuf des ruminants. Celui-ci a un intérêt historique ; il a été étudié, pour la première fois, par le plus éminent esprit qui se soit occupé de physiologie dans l’antiquité, par Galien. On sait qu’alors l’étude directe des dépouilles humaines était interdite. Galien a tiré du ruminant tout ce qu’il applique aux enveloppes du fœtus humain.

Galien donne à l’allantoïde ces deux caractères : 1o d’être en forme de boyau ; 2o d’être couverte de cotylédons.

En premier lieu, ni les carnassiers, ni les rongeurs ne nous offrent d’allantoïde en forme de boyau ; en second lieu, nous trouvons bien le premier de ces caractères dans les pachydermes, mais l’allantoïde de ceux-ci n’a pas de cotylédons ; elle ne porte que de simples disques.

Les deux caractères décrits par Galien ne se trouvent réunis que dans les ruminants.

L’œuf des ruminants nous présente d’ailleurs toutes les autres enveloppes que nous avons déjà vues.

Passons à l’œuf des rongeurs : il se rapproche beaucoup de celui des carnassiers. Contentons-nous de noter que le chorion, rudimentaire et à peine visible dans les carnassiers, est mieux accusé dans les rongeurs.

L’œuf des carnassiers a un chorion si mince qu’on avait même douté qu’il en eût un ; Cuvier, le premier, en a reconnu les traces.


Nous avons retrouvé, d’une part, dans l’œuf des vivipares toutes les parties essentielles que nous avions étudiées dans l’œuf des oiseaux. Nous avons vu, d’autre part, que l’œuf de l’oiseau présente des parties adventices qui n’existent pas dans l’œuf des mammifères. Il ne nous reste plus qu’à parier d’un organe qui manque à l’œuf des oiseaux, le placenta.

Le placenta est le caractère spécial de l’œuf des mammifères.

Celui des animaux carnassiers est une masse vasculaire placée à la face externe de l’œuf, enveloppant comme une ceinture tout l’œuf et le partageant en deux parties à peu près égales. Il est formé par la terminaison des vaisseaux ombilicaux ou allantoïdiens. Il offre deux faces : l’une interne, ou fœtale, elle est lisse ; l’autre externe, ou utérine, elle est rugueuse, mamelonnée, villeuse, et parsemée de vaisseaux qui se mettent en rapport avec ceux de l’utérus. Enfin, sur l’utérus même, se voit une zone vasculaire : c’est le placenta utérin.

Le placenta est unique dans certaines espèces, et multiple dans d’autres ; en sorte que : 1o par cela seul qu’il existe ou non, il sert à distinguer les vivipares des ovipares ; et 2o par cela seul qu’il est unique ou multiple, il sert à distinguer les vivipares les uns des autres.

Tous les animaux onguiculés ont un placenta unique. Tous les animaux ongulés ont un placenta multiple.


Venons aux deux grandes questions physiologiques de la vie fœtale des mammifères. Comment se font la respiration et la nutrition du fœtus ?

Le fœtus respire par sa mère.

Vésale est le premier qui ait tenté, sur cela, quelques expériences. Ayant ouvert le ventre d’une chienne pleine et à terme, il retira un des petits de la matrice et le posa sur une table, sans déchirer les enveloppes : il vit bientôt, à travers les enveloppes, le petit faire de vains efforts pour respirer et enfin mourir comme suffoqué. Et veluti suffocatus moritur, dit Vésale. Un autre petit, dont il déchira les enveloppes à temps, respira efficacement, dès qu’il eut la tête dégagée.

Le fœtus vivipare respire donc, conclut Vésale, dans la matrice, par l’intermédiaire de sa mère, et non par ses enveloppes, puisque, au milieu même de l’air, ces enveloppes ne permettent pas à l’air de passer et d’arriver au fœtus.

Les expériences de Le Gallois sont plus précises. Il les fit sur des lapins.

Il constata d’abord que le fœtus de lapin à la faculté de résister pendant vingt minutes à l’asphyxie, tandis que le lapin adulte ne peut y résister plus de deux minutes.

Ce point acquis, il soumit à ses expériences des lapines pleines, parvenues au 30e jour, c’est-à-dire au terme de leur gestation. Il les asphyxiait en les plongeant dans l’eau. Or, le petit qui, tiré de la mère vivante, survivait vingt minutes à l’asphyxie, ne survivait plus que dix-huit minutes à l’asphyxie, quand on le tirait de la mère asphyxiée. Donc, l’asphyxie du fœtus avait commencé avec celle de la mère. Les deux minutes d’asphyxie de la mère et les dix-huit minutes de survie du fœtus donnent vingt minutes, somme du pouvoir total qu’a le fœtus de résister à l’asphyxie.

J’ai répété les expériences de Le Gallois, et je les ai trouvées exactes.

La respiration du fœtus se fait donc par la mère.

Mais (question plus difficile encore) comment se fait sa nutrition ?

En 1854, époque des leçons que je reproduis ici, rien n’était plus obscur, plus inconnu encore que le mode selon lequel s’opère la nutrition du fœtus dans les mammifères. On poussait l’ignorance ou plutôt l’absurdité jusqu’à supposer que le fœtus se nourrissait des eaux de l’amnios, c’est-à-dire jusqu’à supposer que le fœtus se nourrissait d’une sécrétion du fœtus.

Une expérience que j’ai faite cette année même (1860) vient de jeter un jour tout à fait inattendu sur ce grand phénomène, l’un des plus délicats et des plus profonds de l’économie animale entière.

À cause de l’importance du sujet, je reproduis ici, tout entière, la Note que j’ai lue à l’Académie, en lui communiquant mon expérience.

Note sur la coloration des os du fœtus par l’action de la garance, mêlée à la nourriture de la mère.

Il y a vingt ans aujourd’hui que je présentai à l’Académie (séance du 3 février 1840) deux ou trois squelettes de pigeons, rougis par l’action de la garance qui avait été mêlée, pendant un certain temps, à la nourriture de ces animaux. Les premières et dernières expériences de ce genre, faites en France, l’avaient été par Duhamel en 1739, c’est-à-dire plus d’un siècle avant les miennes. Les expériences de Duhamel étaient à peu près oubliées ; les miennes furent accueillies avec curiosité par les physiologistes.

Dans la séance du 24 février 1840, passant de mes expériences sur les oiseaux à celles sur les mammifères, je présentai à l’Académie deux ou trois squelettes de jeunes porcs dont les os et les dents étaient complètement rougis aussi par l’action d’un régime mêlé de garance.

Aujourd’hui je présente à l’Académie un fait beaucoup plus curieux, et, à ce que je crois, tout nouveau. Il ne s’agit plus des os de l’animal même nourri avec de la garance. Il s’agit des os d’un fœtus, dont tous les os sont devenus rouges, et du plus beau rouge, par cette seule circonstance que la mère a été soumise à un régime mêlé de garance pendant les 45 derniers jours de la gestation.

Et non-seulement tous les os sont devenus rouges[1], mais les dents le sont devenues aussi.

Du reste, il n’y a que les os et les dents (c’est-à-dire que ce qui est de nature osseuse) qui le soient devenus. Ni le périoste, ni les cartilages, ni les tendons, ni les muscles, ni l’estomac, ni les intestins, etc. ; rien autre, en un mot, que ce qui est os, n’a été coloré.

Tout ceci est absolument ce qui se passe dans les animaux nourris eux-mêmes avec un régime mêlé de garance.

Je fais passer, sous les yeux de l’Académie, trois pièces qui sont trois parties du même squelette.

La première est le tibia droit, joint à son péroné. Tout l’os est rouge ; mais le périoste et les cartilages ne le sont point.

La seconde pièce est le tibia gauche. Un lambeau du périoste a été détaché sur un point, et l’on voit qu’il a conservé sa couleur blanche ordinaire.

La troisième pièce est le reste du squelette. On y remarquera surtout les dents, qui sont parfaitement colorées.

La coche, qui a donné ce fœtus, en a produit cinq à la fois. Deux sont morts, et tous deux se sont trouvés également colorés. Les trois autres vivent ; et l’on peut juger, par la coloration de leurs dents, de la coloration du reste de leur squelette[2].

Je me borne à présenter aujourd’hui le fait à l’Académie. Il est capital.

La mère ne communique directement, immédiatement avec l’intérieur du fœtus que par son sang. Or, la communication du sang de la mère avec celui du fœtus, de quelque mode qu’elle se fasse[3], est un fait plein de conséquences.

Comment le fœtus respire-t-il ? Comment se nourrit-il ? Évidemment par le sang de la mère. Tous les physiologistes sérieux l’ont toujours pensé et toujours dit.

Mais le sang de la mère communique-t-il avec celui du fœtus ? C’était là toute la question ; et, par les pièces que je mets sous les yeux de l’Académie, on voit qu’elle est résolue.

Le sang de la mère communique si pleinement avec celui du fœtus, que le principe colorant de la garance, ce même principe qui colore les os de la mère, colore aussi les os du fœtus[4].

  1. Et, chose remarquable, d’une manière beaucoup plus complète, et surtout beaucoup plus uniforme, que lorsque le fœtus, arrivé à un mois d’âge, par exemple, est soumis lui-même au régime de la garance, tant la perméabilité du tissu de l’embryon a facilité la pénétration du sang de la mère.
  2. Comme je juge, par la coloration des dents, de celle du squelette, sur la mère encore vivante.
  3. Et ce ne peut être que par endosmose.
  4. Voyez les Comptes Rendus de l’Académie des Sciences, T. L, p. 1010.