Ontologie naturelle/Leçon 23

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Garnier Frères (p. 186-197).

VINGT-TROISIÈME LEÇON

Œuf des poissons osseux ou ovipares et des poissons cartilagineux ou ovo-vivipares. — Œuf de la seiche. — Transition de la vie fœtale à la vie d’adulte. — Théorie du dédoublement organique. — Générations gemmipare, scissipare, alternante.

Voyons d’abord ce qu’est l’œuf dans les poissons osseux.

Cet œuf a une structure fort simple : il se compose d’une coque et d’un vitellus. Point d’allantoïde, ni d’amnios. Si l’on examine la contexture de la coque, on y trouve deux lames, l’une extérieure, l’autre intérieure. Le vitellus a aussi deux tuniques, complètes l’une et l’autre, quoique très-fines.

Des poissons osseux passons aux poissons cartilagineux. Les poissons cartilagineux sont ovo-vivipares. Le petit du requin reste dans la matrice, et s’y développe. L’œuf est recouvert d’une membrane très-fine. Le petit sort de la matrice en même temps que l’œuf, et il en sort achevé, complet, à peu près comme dans les mammifères.

Comment le petit du requin se nourrit-il et respire-t-il dans la matrice ? Ayant un vitellus très-développé, il s’y nourrit comme tous les ovipares. Quant à sa respiration, elle s’y fait au moyen des vaisseaux vitellins qui contractent avec les vaisseaux de la mère une certaine adhérence. Cuvier a dit, en parlant de l’œuf du requin : « Il n’y a pas de placenta, et toutefois, le vitellus fort réduit des fœtus de requins, prêts à naître, m’a paru adhérer à la matrice presque aussi fixement qu’un placenta[1]. »

Dans le cours de ces rapides études d’ovologie, nous n’avons pris jusqu’ici nos exemples que parmi les vertébrés. Mais la loi d’analogie se retrouve dans le règne animal entier. Pour vous donner une idée de l’œuf des invertébrés, je choisis celui de la seiche (mollusque céphalopode).

C’est un sphéroïde elliptique, assez semblable à un grain de raisin. Il se prolonge en un pédicule terminé par un anneau qui, d’ordinaire, embrasse quelque corps étranger, comme une branche de fucus, par exemple. Puis, à ce premier pédicule s’attachent souvent les pédicules d’autres œufs. De là ces grappes d’œufs qu’on a comparées à des grappes de raisins, et qu’Aristote comparait, très-justement aussi, « à des baies de myrte grosses et noires[2]. »

L’œuf de la seiche a été l’objet des observations d’Aristote, de Cavolini, de Cuvier. Ce dernier, dans un travail qui a précédé sa mort à peine de quelques jours[3], nous a appris que le développement du petit de la seiche se fait, comme celui des poissons et des batraciens, par le seul passage de la matière du vitellus dans le canal intestinal, et sans le concours d’un organe temporaire de respiration. « C’est, dit Cuvier, une loi commune à tous les animaux à branchies. Ils n’ont jamais d’autre organe respiratoire que leurs branchies. »

Cuvier ajoute : « On peut même dire que la seule différence un peu importante entre les poissons et les seiches, c’est que l’insertion du canal vitellaire, soit à l’extérieur, soit à l’intérieur, se fait plus près de la bouche ; ce qui était nécessité dans la seiche, par la disposition de ses viscères. »

Cuvier termine son Mémoire sur les œufs de seiche par la comparaison de ce qu’il a vu avec ce qu’avaient vu Aristote et Cavolini : « En comparant, dit-il, ce qu’ont écrit Cavolini et Aristote, on se persuade aisément qu’ils ont vu les mêmes choses que nous, et qu’il reste seulement quelque obscurité dans leur récit à cause de sa brièveté. Selon Cavolini, du centre des tentacules pend un canal qui est une continuation de l’œsophage, et qui se dilate pour former la tunique du vitellus ; dans deux autres endroits, il dit que le vitellus pend à la bouche. C’est ce qui a fait penser à M. Baër qu’il le suppose en communication avec la bouche. En effet, Cavolini se serait exprimé plus correctement s’il avait dit qu’il pend au-devant de la bouche et communique avec l’œsophage.

« Quant à Aristote, ce sont ses traducteurs qui me paraissent avoir obscurci son passage… C’est la traduction de Scaliger que Camus a paraphrasée ; il écrit :

« La petite seiche sort de l’œuf la tête la première, ainsi que les oiseaux ; elle y est attachée de même qu’eux par le ventre.

« En quoi il y a double erreur : d’abord cette attache, qui est fausse ; ensuite la sortie de la tête la première, à quoi Aristote n’avait pas seulement pensé.

« On voit par là combien la connaissance des faits est souvent nécessaire à l’intelligence des textes. En cette occasion, comme en tant d’autres, l’habileté d’Aristote à observer se trouve encore justifiée. »


Je termine ici l’étude de la physiologie fœtale, et je résume cette étude par quelques idées d’ensemble.

Le fœtus vit par des organes qui lui sont propres : c’est là le point capital de la physiologie comparée des âges. Quand le nouvel être passe de la vie fœtale à la vie d’adulte, il se dépouille de ses organes fœtaux et ne garde que ses organes d’adulte. Ne perdons pas de vue ces deux faits.

On a été frappé, de bonne heure, des grands changements qui s’opèrent, dans quelques cas, lors de la transition de la vie fœtale à la vie d’adulte ; et c’est là ce qui a donné l’idée des métamorphoses. Les poëtes de l’antiquité se sont mis à broder sur ce texte : témoin le poëme d’Ovide. Les données scientifiques du temps n’étaient guère plus exactes que le poëme des Métamorphoses. Même dans nos temps modernes, les idées sur les métamorphoses des insectes n’ont pris un certain caractère de justesse que depuis les travaux de Swammerdam.

J’ai déjà parlé des expériences de ce grand observateur à propos du système de Leibnitz sur la préexistence des germes. Swammerdam, ayant soumis les chrysalides de divers insectes à des procédés très-fins d’anatomie, parvint à découvrir, sous la peau extérieure de la chrysalide, toutes les parties du futur papillon, les antennes, les pattes, les ailes, etc. Il alla plus loin ; il retrouva dans la larve toutes les parties de la chrysalide. Ainsi, larve, chrysalide et papillon, tout cela n’est qu’un seul et même être. Swammerdam nous a découvert le mécanisme réel, le merveilleux vrai des métamorphoses.

Ces grands changements nous frappent dans les insectes parce qu’ils s’y accomplissent à l’extérieur, sous nos yeux ; mais ils ont également lieu dans les animaux supérieurs : tous les êtres, en passant de la vie embryonnaire à la vie d’adulte, changent, plus ou moins, d’organes.

Il existe même toute une classe d’animaux vertébrés, les batraciens ou amphibiens, qui accomplissent, comme les insectes, leurs métamorphoses à l’extérieur. La grenouille se présente dans son premier âge, sous la forme de têtard : qui reconnaîtrait, de prime abord, la grenouille dans le têtard ? Celui-ci, qui est le fœtus, a une queue ; il est dépourvu de membres, il respire dans l’eau par des branchies. La grenouille, qui est l’animal adulte, n’a pas de queue, elle a des membres et elle respire dans l’air par des poumons.

Ce qui fait que, dans la plupart des animaux, les phénomènes de changement, de transition, de métamorphose, échappent aux yeux du vulgaire, c’est qu’ils s’opèrent dans l’œuf, dans la matrice ; mais le physiologiste les retrouve partout.

Le fœtus se dépouille de ses organes par dépérissement ou atrophie, et par résorption.

Le dépérissement a lieu, par exemple, dans le fœtus de l’oiseau, quand le sang, se portant au poumon, l’allantoïde qui servait à la respiration se flétrit et tombe. Le second moyen de dépouillement est la résorption. La membrane ombilicale est résorbée, la queue du têtard disparaît par résorption, etc.

Il en est de même des branchies du têtard. On avait imaginé qu’elles se transformaient en poumons : c’était retomber dans la vieille erreur des métamorphoses. Les branchies se transforment si peu en poumons qu’il y a un moment où les poumons existent simultanément avec les branchies.

Le fœtus est donc, en quelque sorte, composé, de deux corps ; il a des organes doubles. Quand il passe de l’état de fœtus à l’état d’adulte, il se dédouble, en ce sens qu’il perd une partie de lui-même, qu’il perd sa doublure. C’est sur ce fait démontré que j’ai fondé, il y a environ vingt ans, ma théorie du dédoublement organique[4].


Dans tout ce que j’ai dit jusqu’ici touchant la génération, j’ai toujours supposé la génération sexuelle et à sexes séparés. Mais les deux sexes se trouvent souvent réunis dans le même individu. C’est ce qu’on nomme l’hermaphrodisme. Plusieurs mollusques sont hermaphrodites : la plupart des acéphales, par exemple, plusieurs gastéropodes, etc.

« Les mollusques, dit très-bien Cuvier, nous offrent toutes les variétés de génération. Plusieurs se fécondent eux-mêmes ; d’autres, quoique hermaphrodites, ont besoin d’un accouplement réciproque ; beaucoup ont les sexes séparés[5]. »

Au fond, et physiologiquement parlant, toutes ces variétés de génération ne sont que des variétés extérieures. Elles ne changent rien à l’essentiel de la génération. Ce sont plutôt des modes divers de fécondation que des modes divers de génération.


En 1740, Bonnet fit, sur la génération, une remarque des plus curieuses ; il reconnut que les pucerons se reproduisent, un certain nombre de fois, sans fécondation. « Il lui parut bien décidé, dit Réaumur, qu’un puceron qui, depuis l’instant de sa naissance, n’a eu aucun commerce avec ceux de son espèce, devient en état de mettre au jour des petits vivants[6]. »

Bonnet constata que les femelles des pucerons peuvent donner jusqu’à neuf générations successives sans fécondation. Des observateurs récents et habiles ont vu ces générations sans fécondation aller jusqu’à dix, jusqu’à onze ; ils les ont même vues se répéter et se prolonger pendant plusieurs années de suite, par cette seule précaution de placer les insectes dans des lieux maintenus à une température douce et constante.

Tous les individus produits sans fécondation sont des femelles.

Cependant il arrive un moment où des mâles sont produits. La dernière génération de l’année (génération automnale) donne des mâles et des femelles.

Ces mâles et ces femelles se recherchent, s’unissent, et, cette fois-ci, ce sont des œufs que la femelle pond. De vivipare elle est devenue ovipare. Puis l’hiver passe, le printemps revient, les œufs éclosent, et les jeunes femelles recommencent leurs générations sans fécondation.

Un autre mode de génération, non moins singulier, est celui qui se voit dans certains mollusques acéphales, notamment dans les salpa. Les salpa, si habilement étudiés par Chamisso, donnent alternativement une génération d’individus isolés et une génération d’individus agrégés.

D’un autre côté, le polype pousse des bourgeons pendant l’été et donne des œufs pendant l’automne.

Il est tour à tour ovipare et gemmipare, comme le puceron est tour à tour ovipare et vivipare, comme les salpa donnent tour à tour des individus isolés et des individus agrégés.

Rapprochons ces trois ordres de faits, et nous arriverons ainsi, en suivant la route si ingénieusement ouverte par M. Steenstrup et M. Van Beneden, à l’idée si philosophique et si neuve des générations alternantes.

L’idée des générations alternantes ramène à une loi commune trois ordres de faits, jusqu’ici réputés isolés et seuls, chacun en son genre, et c’est pourquoi je l’appelle philosophique[7].

Enfin, à tous ces modes divers de génération il faut joindre encore la génération scissipare.

Vous vous rappelez tout ce que nous avons vu de la merveilleuse faculté qu’ont le polype, la naïde, etc., de se reproduire de morceaux, de boutures, comme les végétaux.

  1. Histoire naturelle des poissons, t. I, p. 541.
  2. Histoire des animaux, liv. V, p. 283.
  3. Sur les œufs de seiche (Nouvelles annales du Muséum d’histoire naturelle, 1832).
  4. Voyez mes Mémoires d’anatomie et de physiologie comparées. Paris, 1841.
  5. Le Règne animal, t. III, p. 5. (Seconde édition.)
  6. Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, t. VI, p. 533.
  7. Voyez le très-remarquable Discours de M. Van Beneden, intitulé : De l’homme et de la perpétuation des espèces dans les rangs inférieurs du règne animal.