Aller au contenu

Ontologie naturelle/Leçon 24

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 198-205).

VINGT-QUATRIÈME LEÇON

Distribution, localisation des êtres sur la surface du globe. — Travaux de Buffon. — Animaux de l’ancien et du nouveau continent. — Diversité et parallélisme des espèces. — Unité du règne animal.

Nous avons étudié les deux premières questions de l’ontologie naturelle : la spécification des êtres et leur formation. Il nous reste à étudier les deux autres : la répartition des êtres sur le globe et leur succession dans les différents âges du globe.

Nous commençons par l’étude de la répartition actuelle des animaux sur le globe.

Cette étude nous donne la géographie zoologique[1].

Les animaux sont-ils indifféremment dispersés sur la surface du globe ? ou bien chaque espèce est-elle renfermée dans des limites déterminées, dans une patrie naturelle, comme dit Buffon ?

Les diverses espèces animales ont chacune un sol natal, une patrie. On a remarqué de tout temps que, parmi les animaux, les uns sont localisés, cantonnés dans telle partie, les autres dans telle autre partie du globe. Nous voyons, dans Pline, des titres de chapitres qui sont comme un pressentiment vague de ce grand fait : Indiæ terrestria animalia ; Animalia Æthiopiæ ; Animalia quæ genuit Africa, etc. Pour les anciens, le fait se réduisait à une remarque vulgaire, superficielle, qui n’avait rien de scientifique, même dans la bouche de Pline, très-grand écrivain, mais assez faible naturaliste. Il y avait loin de là sans doute à la connaissance précise des lois qui marquent la résidence, la localisation, le sol des diverses espèces. Cette vue scientifique, inconnue à l’antiquité, a également échappé aux modernes jusqu’à Buffon. Voici comment, dans la longue et brillante suite de ses travaux, il y fut conduit.

J’ai parlé des circonstances qui firent de Buffon un naturaliste. Appelé à l’intendance du Jardin du Roi, il commença par étudier le globe, habitation des êtres organisés, et qui, pris en soi, forme lui-même une partie de l’histoire naturelle. Buffon produisit d’abord sa Théorie de la terre. Il voulut s’élever ensuite jusqu’à saisir l’ensemble du système créé, c’est-à-dire du monde, auquel se rattache la terre, et il écrivit son célèbre discours sur la Formation des planètes. Enfin, il étudia la vie en général et les êtres vivants en particulier.

Dès l’Histoire naturelle de l’homme, il ouvre une carrière nouvelle aux études ; il fonde l’anthropologie. Jusqu’alors on n’avait étudié dans l’homme que l’individu ; le premier, il étudie l’espèce. Il démontre l’unité de l’espèce humaine, et en distingue les variétés, les races.

De l’homme, Buffon passe aux animaux. Ici quel ordre suivra-t-il ? S’il était naturaliste dans toute la rigueur du terme, il adopterait sans aucun doute une des méthodes en usage ; mais il ne les connaît pas. Il y a plus, il ne veut pas les connaître. Il se fait un plan, déterminé par la mesure de son savoir. Il va de ce qu’il sait à ce qu’il apprend. Après l’homme, il décrit les animaux qu’il connaît le mieux, les animaux domestiques : le cheval d’abord, puis l’âne, le bœuf, la chèvre, etc.

De là il passe aux animaux qui, sans être domestiques, vivent autour de nous : le cerf, le daim, le chevreuil, le loup, le renard, le blaireau, etc.

Buffon aborde enfin l’étude des animaux des climats étrangers. Ici, c’est l’idée de la grandeur qui d’abord l’attire. Il commence par le lion. Les naturalistes signalaient un lion dans le nouveau monde ; Buffon compare le lion de l’ancien continent avec le lion d’Amérique ou puma. Il voit bien vite que ce dernier ne réunit pas les caractères de l’animal que l’on a appelé le roi des animaux ; il n’est donc pas de la même espèce, et les naturalistes se sont trompés. Buffon, toujours prompt à généraliser, et rarement aussi heureux que cette fois-ci, conçoit aussitôt l’idée que la même confusion pourrait bien exister à l’égard des autres espèces d’Amérique que l’on assimile aux nôtres. Il compare le tigre royal avec le tigre d’Amérique ou jaguar : l’erreur est la même. Il continue son travail de comparaison sur d’autres espèces de l’ancien et du nouveau continent, prétendues les mêmes : autant de comparaisons, autant d’erreurs reconnues.

Buffon découvre la source de toutes ces confusions : les premiers conquérants du nouveau monde trouvant, sur le sol conquis, des animaux qui se rapprochaient, en apparence, de ceux qu’ils connaissaient en Europe, leur donnèrent les mêmes noms : pour eux, le puma fut un lion, le jaguar un tigre, le lama un chameau. Ces dénominations inexactes se répandirent en Europe, et passèrent sans contrôle dans le langage scientifique. Pour me servir d’une des belles expressions de Buffon, « les noms avaient confondu les choses. »

En réalité, il n’y a en Amérique ni lion, ni tigre, ni chameau. L’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros, animaux de l’ancien continent, ne se trouvent pas non plus dans le nouveau. Buffon démêla tout ce chaos avec génie, et il en fit sortir cette belle loi, savoir : qu’aucun animal du midi de l’un des deux continents ne se trouve dans le midi de l’autre.

Cependant quelques faits semblaient contrarier la règle : on trouvait en Amérique des animaux de l’ancien continent, des chevaux, des chèvres, des cochons, des brebis et d’autres encore. Les espèces étaient incontestablement les mêmes. Buffon sut encore trouver ici l’explication très-naturelle des faits, et la voici : tous ces animaux provenaient des espèces domestiques d’Europe qui avaient été importées en Amérique par les Espagnols, dès les premiers temps de la conquête. Ils en avaient lâché un grand nombre dans les forêts et dans les plaines, et comme, par des violences et des cruautés que l’histoire a justement flétries, les conquérans avaient fait le vide autour d’eux, ces animaux, errant en liberté sur une terre qui leur était abandonnée, se multiplièrent rapidement : rendus à la vie sauvage, ils formèrent bientôt des troupeaux considérables.

Ce qui est certain, c’est qu’avant la conquête aucune de ces espèces n’existait en Amérique. Les Espagnols ne trouvèrent en Amérique ni chèvres, ni cochons, ni chiens, ni aucune des espèces devenues domestiques en Europe. Qui ne sait de quelle admiration mêlée d’effroi furent frappés les indigènes quand, pour la première fois, ils virent des Espagnols à cheval ? Le cavalier leur paraissait faire corps avec l’animal énergique et docile qu’il dirigeait ; ils croyaient n’avoir qu’un seul et même être devant les veux.

Ainsi, l’exception disparaît ; la règle de Buffon est absolue : Nul animal du midi de l’un des deux continents ne se trouve dans le midi de l’autre.


Je quitte un moment Buffon et ses grands travaux pour vous parler d’un point de vue nouveau, et que je crois digne de votre attention[2].

Sans doute, les espèces d’Amérique ne sont pas les mêmes que celles de l’ancien monde ; mais elles sont parallèles. Prenons pour exemple la tribu des singes : nous trouvons dans l’ancien continent le chimpanzé, l’orang-outang, le babouin, etc. Le nouveau continent ne nous offre ni chimpanzé, ni orang-outang, ni babouin, mais il a le sajou, le saïmiri, l’ouistiti, etc. Ce sont toujours des singes. Les espèces sont différentes, mais le type est le même.

Ce phénomène de parallélisme se reproduit pour une foule d’autres espèces. Parmi les animaux du genre félis, nous trouvons dans l’ancien continent : le lion, le tigre, la panthère ; nous trouvons dans le nouveau : le puma, le jaguar, l’ocelot. De même pour les ruminans, nous avons, d’un côté : le chameau, le bœuf, etc. ; de l’autre : l’alpaca, le lama, etc.

Si, après avoir comparé entre elles les espèces vivantes, nous les comparons toutes ensemble avec les espèces fossiles, nous retrouvons encore dans ce rapprochement la loi du parallélisme. Les fossiles nous donnent des ruminants, des félis, des pachydermes qui se classent, comme groupes, à côté des ruminants, des félis, des pachydermes actuels.

Ainsi les espèces varient, mais elles sont parallèles. Espèces vivantes ou espèces mortes, espèces d’un continent ou espèces de l’autre, c’est toujours un même retour, un même fonds de types et un même cadre : Le règne animal est un.

  1. Il y a aussi une géographie botanique ; mais, ainsi que j’en ai averti dès le début de ces leçons, je ne m’occupe ici que du règne animal.
  2. Voyez mon livre intitulé : Histoire des travaux et des idées de Buffon, p. 148. (Seconde édition).