Opéra et Drame (Wagner, trad. Prod’homme)/Partie 1/Chapitre II

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1851
traduit de l’allemand par J.-G. Prod’homme, 1913

Première partie : L’Opéra et l’essence de la musique





II



Dès longtemps avant Gluck — nous l’avons déjà dit — il était arrivé par bonheur que des compositeurs et chanteurs, doués de sentiment, aient réussi exclusivement par eux-mêmes, à donner à l’exécution de l’air d’opéra une expression intime, par la perfection du chant et malgré la bravoure des virtuoses, partout où le permettait le texte, et même quand il ne se prêtait en rien à cette expression, à agir sur leurs auditeurs par la communication d’un sentiment réel et d’une passion véritable. Ce phénomène dépendait entièrement de la bonne disposition individuelle des facteurs musicaux de l’opéra ; en lui se montra l’essence véritable de la musique victorieuse de tout le formalisme, en tant que cet art, conformément à sa nature, se révèle comme le langage immédiat du cœur.

Si nous voulons, dans l’évolution de l’opéra, qualifier de réfléchie cette tendance où Gluck et ses successeurs élevèrent par principe cette noble propriété de la musique à être la régulatrice du drame, nous devons par contre appeler naïve cette autre tendance où — surtout dans les théâtres italiens d’opéra — cette propriété se fit valoir inconsciemment et tout naturellement chez des musiciens bien doués. Chose caractéristique, c’est à Paris, comme produit d’importation, qu’elle se perfectionna devant un public très anti-musical en soi, qui apprécie plutôt la forme de la phrase bien ordonnée, brillante, que le fond sentimental du discours même ; c’est pourquoi la tendance naïve resta la propriété par excellence des fils de la terre natale de la musique moderne, l’Italie.

Ce fut encore un Allemand qui montra cette tendance dans sa plus haute splendeur, et sa mission élevée lui échut seulement parce que sa nature artistique avait la clarté sereine, immaculée d’un miroir d’eau pure sur lequel se pencha la floraison caractéristique la plus belle de la musique italienne, pour se contempler — comme dans un miroir — se reconnaître et s’aimer. Mais ce miroir n’était que la surface d’une mer profonde, infinie, de désirs et d’aspirations, qui, dans la plénitude immense de sa nature, se répandait à sa surface en révélant son contenu, afin d’acquérir, du salut amoureux de cette belle apparition qui se penchait vers elle dans la soif de connaître sa propre nature, visage, forme et beauté.

Celui qui veut considérer Mozart comme le musicien empirique qui oscillait d’une expérience à une autre pour résoudre, par exemple, le problème de l’opéra, n’a plus pour contrebalancer cette erreur, qu’à se placer à côté de cet autre, qui dit naïvement, par exemple, que Mendelssohn, se défiant de ses propies forces, timide et hésitant, fut amené par intuition, de l’extrême opposé, à s’approcher peu à peu de l’opéra [1]. L’artiste ingénu, vraiment inspiré, se jette sur son œuvre d’art avec une insouciance enthousiaste et, quand elle est terminée, quand elle se manifeste à lui dans sa réalité, il tire de ses expériences la force véritable de la réflexion qui le préserve en général des illusions et, dans certains cas, lorsque par enthousiasme, il se sent de nouveau poussé vers l’œuvre d’art, sa puissance perd alors tout [pouvoir] sur lui.

Chez Mozart, considéré dans sa carrière de compositeur d’opéras, rien n’est plus caractéristique que cette absence de choix qu’il apportait à ses travaux : il lui importait si peu de méditer sur les scrupules esthétiques sur lesquels repose l’opéra, qu’il s’adonnait avec la plus grande insouciance à la composition de n’importe quel livret qu’on vînt lui offrir, peu lui importait d’ailleurs que ce livret fût ou non convenable pour lui, musicien pur. Si nous rassemblons toutes ses observations et opinions esthétiques conservées çà et là, [nous voyons] que ses réflexions ne dépassent pas la fameuse définition de son propre nez. Il était si absolument et si complètement musicien que, par lui, nous pouvons comprendre de la façon la plus claire et la plus probante la seule position vraie et exacte du musicien à l’égard du poète.

Mozart produisit précisément [ce qu’il a écrit] de plus important et de plus décisif pour la musique, dans l’opéra, c’est incontestable, — dans l’opéra sur la forme duquel il ne pensait pas influer, avec, pour ainsi dire, les pleins pouvoirs de la poésie, mais où il ne fit justement que ce que lui permettaient ses aptitudes purement musicales ; tandis qu’en revanche, sa musique pénétra de la façon la plus fidèle et spontanée les intentions de la poésie — où et comme elles se présentaient — et où ses facultés purement musicales furent d’une telle force, qu’il n’y a aucune de ses compositions musicales pures ni, surtout, aucune de ses compositions instrumentales où l’art musical n’ait reçu un développement aussi large et aussi riche que dans ses opéras.

La simplicité, grande, noble et sensée de son instinct purement musical, c’est-à-dire de la possession innée de l’essence de son art, lui rendait même impossible, comme compositeur, de produire des effets ravissants et enivrants quand le poème était plat et insignifiant. Combien peu il s’entendit, ce musicien, le plus richement doué de tous, à l’art de nos modernes fabricants de musique, à bâtir des tours musicales scintillantes d’or sur une base insi-pide et indigne, et à feindre l’enthousiasme et l’inspiration quand l’ouvrage poétique est nul et vide, afin de bien montrer que le musicien est le vrai maître et peut tout faire, même créer quelque chose de rien — tout comme le bon Dieu !

Oh ! comme j’aime et vénère profondément Mozart, parce qu’il ne lui fut pas possible de trouver pour Titus une musique comme celle de Don Juan, pour Cosi fan tutte, une [musique] comme celle du Figaro : quelle honte c’eût été pour la musique ! — Mozart faisait sans cesse de la musique, mais de belle musique, il ne put jamais en écrire s’il n’était inspiré. Bien que cette inspiration dût venir de son for intérieur, de sa faculté propre, cependant elle ne surgissait chez Lui, claire et brillante, si elle n’était provoquée de l’extérieur, si le génie de l’amour le plus divin ne lui mntrait l’objet digne d’amour que, s’oubliant soi-même, il pût embrasser dans un transport. Et c’est ainsi que le plus absolu de tous les musiciens, Mozart, aurait été celui qui eût résolu depuis longtemps pour nous le problème de l’opéra, c’est-à-dire, eût suscité vers du — drame le plus vrai, le plus beau et le plus parfait, s’il eût rencontré le poète qu’il eût simplement aidé comme musicien.

Mais il ne rencontra pas ce poète : et ce ne fut qu’un fabricant de livrets, tantôt pédant et ennuyeux, ou frivole et avisé, qui lui présentait, pour composer ses airs, duos et morceaux d’ensemble ; il les mettait ensuite en musique, selon le degré de chaleur qu’ils pouvaient éveiller en lui, et de manière à leur donner toujours l’expression la plus convenable dont ils étaient susceptibles d’après leur contenu.

Ainsi Mozart avait montré seulement la faculté inépuisable de la musique à répondre à souhait à toutes les exigences imposées par le poète à sa faculté d’expression et, avec son procédé tout spontané, le maître musicien avait découvert même dans la vérité de l’expression dramatique, dans l’infini variété qui la motivait, ce pouvoir de la musique à un degré de richesse bien plus élevé que Gluck et tous ses successeurs.

Mais il avait, dans ses œuvres et créations, exprimé si peu quelque chose de fondamental, que les ailes puissantes de son génie avaient en réalité laissé intact l’échafaudage formel de l’opéra : il n’avait fait qu’épancher dans ces formes de l’opéra le torrent de feu de sa musique ; or, elles étaient impuissantes à contenir en elles ce torrent qui les déborda et s’écoula du côté où il put élargir l’opéra et l’essence de la musique son cours toujours plus libre et moins resserré, jusqu’à ce que nous le trouvions, grossi et transformé en une mer immense, dans les symphonies de Beethoven.

Tandis que, dans la musique instrumentale pure, la puissance la plus caractéristique de la musique se développait jusqu’à [prendre] une importance immense, ces formes de l’opéra restaient comme des murailles calcinées, nues et froides sous leur aspect ancien, attendant l’hôte nouveau qui établirait en elles son foyer passager. Mozart, qui n’a une importance si extraordinairement grande que pour l’histoire de la musique en général, n’en a pas pour l’histoire de l’opéra en particulier, en tant que genre d’art spécial. L’opéra qui, dans son existence antinaturelle, n’était lié à aucune loi vraiment nécessaire à sa vie, pouvait échoir, comme un butin d’occasion, au premier aventurier musical venu.

Le spectacle peu réjouissant que nous offre l’activité artistique des soi-disant successeurs de Mozart, nous pouvons sans inconvénient le laisser de côté ici. Un certain nombre de compositeurs s’imaginèrent que l’opéra de Mozart pouvait être imité dans la forme, mais ils ne s’aperçurent naturellement pas que cette forme en soi n’était rien et que le génie de Mozart était tout ; d’ailleurs personne n’a encore réussi à reconstruire, au moyen de règles pédantesques, les créations de l’esprit.

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Une chose restait encore à exprimer au moyen de ces formes : si Mozart, avec l’ingénuité la plus imperturbable, avait porté à sa suprême floraison leur contenu artistique purement musical, il restait à manifester l’essence complète de l’opéra, conformément à la source de son élaboration, avec la loyauté la plus ouverte, la plus pure ; il y avait encore à dire clairement et franchement au monde à quels désirs et à quelles exigences d’art l’opéra devait proprement la conception et l’existence ; il fallait dire que ces désirs n’étaient nullement de réaliser le drame véritable, mais étaient nés de la recherche, non pas de l’émotion et de la vie intérieure, mais seulement d’une jouissance enivrante et superficielle qui ne repose que sur l’appareil scénique. — C’est en Italie, où l’opéra avait tiré son origine de ces désirs — encore inconscients — qu’il devait finalement leur répondre avec pleine conscience.

Il nous faut revenir ici sur la nature de l’air.

Aussi longtemps que l’on composera des airs, le caractère fondamental de cette forme d’art apparaîtra toujours absolument musical. La chanson populaire sortit d’une collaboration immédiate, simultanée, de l’art poétique et de l’art musical, [de l’action] d’un art que, par opposition à l’art civilisé, le seul qui soit encore uniquement compréhensible pour nous et réalisé de parti-pris, nous pouvons à peine appeler art, mais que peut-être nous devrions plutôt nommer la manifestation spontanée du génie populaire par la faculté artistique.

Ici, la création verbale et la création musicale sont un. Le peuple ne s’avise jamais de chanter ses chansons sans le texte ; pour le peuple, il n’y aurait pas de mélodie sans paroles versifiées. Si, dans le cours des temps et par suite de transformations ethniques, la mélodie varie, le vers varie également ; pour lui, une séparation quelconque de la mélodie et du poème est inconcevable ; l’un et l’autre forment pour lui un tout solidaire et indivisible comme mari et femme.

L’homme opulent n’entendit que de loin cette chanson populaire ; de son palais somptueux il aperçut les moissonneurs qui passaient, et ce qui parvenait de leurs chants dans ses demeures splendides, ce n’était que la mélodie, tandis que les paroles se perdaient là-bas pour lui. Ce chant, c’était le parfum enchanteur de la fleur, mais le couplet était le corps de cette fleur même avec tous ses délicats organes de la génération ; alors l’homme oisif opulent qui ne voulait jouir uniquement que par son odorat et non d’une sensation totale, [c’est-à-dire] en même temps par la vue, isola ce parfum de la fleur, le distilla artificiellement et le versa dans de petits flacons afin de pouvoir l’emporter avec soi à volonté, et de s’en parfumer, lui et ses magnifiques vêtements, quand l’envie lui en prendrait.

Pour jouir de la vue même des fleurs, il lui eût été nécessaire de s’en approcher, de descendre de son palais, dans les prés et les bois, à travers les taillis, les branches et les feuillages, et l’homme de qualité et oisif n’en avait nul désir.

Or, de cette substance odoriférante, il parfuma le morne ennui de son existence, le vide et le néant de son cœur, et le produit artistique qui sortit de cette fécondation contre nature ne fut autre chose que l’air d’opéra. Celui-ci, malgré les unions si diverses et si arbitraires qu’il dut subir, resta éternellement stérile et toujours égal à soi-même ; il ne fut jamais que ce qu’il était et qu’il ne pouvait ne pas être : une substance purement musicale. Le corps subtil tout entier de l’air se volatilisa dans la mélodie et celle-ci fut chantée, puis finalement râclée et sifflée sans laisser percevoir d’une façon quelconque qu’elle dût souligner un couplet ou des mots ayant une signification.

Mais plus étaient nombreux les traitements de toute sorte auxquels dut se soumettre ce parfum pour recevoir une substance corporelle, jusqu’à devenir fastueusement le prétexte sérieux du drame, plus on le sentit affaibli par son mélange avec des éléments rudes et hétérogènes, et perdant de sa grâce et de sa force voluptueuse. Or, celui qui rendit à ce parfum, devenu si peu naturel, un corps neuf qui, bien qu’artificiel, imitait du moins avec la plus grande illusion possible ce corps naturel qui de la plénitude de sa nature avait répandu ce parfum dans l’air, comme l’esprit de son être ; ce fabricant extraordinaire-ment habile de fleurs artificielles, qu’il faisait de velours et de soie et peignait de couleurs trompeuses, en humectant leur calice desséché avec cette essence parfumée, si bien que leur odeur ressemble presque à celle des fleurs véritables, — ce grand artiste fut Joachimo Rossini.

Ce parfum mélodique avait trouvé chez Mozart une nature humaine admirablement saine, parfaitement équilibrée et artistique, un terrain si fertile, qu’il en tira de nouveau la belle fleur de l’art véritable qui transporte notre âme dans le ravissement le plus profond. Toutefois, même avec Mozart, il ne trouva cet élément que lorsque se présentait à lui une poésie sympathique, saine, purement humaine, qui s’offrait en alliance à sa nature toute musicale et ce ne fut guère qu’un heureux hasard si ce phénomène s’offrit à lui à différentes reprises. Quand Mozart était abandonné de ce dieu fécondant, ce qu’il y avait d’artificiel dans ce parfum ne pouvait avec peine que se conserver artificiellement, c’est-à-dire sans vie véritable et nécessaire ; la mélodie cultivée à si grands frais végéta dans un formalisme inanimé et froid, unique fortune que, disparu prématurément, il eût pu laisser à ses héri-tiers, car dans la mort il emporta avec lui — la vie.

Ce que Rossini, dans la floraison première de son exubérante jeunesse, observa autour de lui, ne fut que la moisson de la mort. Considérait-il l’opéra sérieux français, l’opéra dramatique, avec le regard pénétrant de sa gaieté juvénile, il voyait un cadavre fastueux que Spontini lui-même, marchant dans son fier isolement, n’était plus en état de ranimer, car il s’était déjà—comme pour se glorifier avec solennité — embaumé lui-même de son vivant.

Poussé par l’instinct ardent de la vie, Rossini arracha du visage de ce cadavre le masque pompeux qui le couvrait, comme pour scruter la raison de sa vie future : à travers la magnificence des vêtements qui le drapaient orgueilleusement, il découvrit alors ceci — véritable principe vital de son attitude superbe — : la Mélodie. Considérait-il l’opéra italien et l’œuvre des héritiers de Mozart, il n’y trouvait jamais rien que la mort — la mort sous des formes vides où se révéla à lui la mélodie — la mélodie pure et simple et sans aucun prétexte de caractère, ce qui dut lui sembler une hypocrisie, quand il se mit à considérer tout ce qui avait jailli de lui d’imparfait, de violent et de médiocre.

Mais Rossini voulait vivre, et pour y parvenir, il comprit fort bien qu’il devait vivre avec ceux qui avaient des oreilles pour l’entendre. Lorsque la mélodie absolue se fut révélée à lui comme la seule chose vivante dans l’opéra, il n’eut donc besoin que de réfléchir sur l’espèce de mélodie qu’il lui faudrait faire vibrer pour être écouté. Il ne jeta pas un coup d’œil sur le pédantesque fatras des partitions ; il écouta là où le peuple chantait sans musique, et ce qu’il entendit, ce fut de tout l’appareil de l’opéra, ce que retint inconsciemment son oreille, la mélodie simple, agréable à l’oreille, absolument mélodique, c’est-à-dire la mélodie qui n’était que mélodie et rien autre chose ; qui pénètre dans les oreilles — on ne sait pourquoi ; qu’on chante — on ne sait pourquoi ; qu’on remplace aujourd’hui par celle d’hier et qu’on oubliera demain — toujours sans savoir pourquoi ; qui résonne mélancoliquement quand nous sommes gais, qui résonne gaiement quand nous sommes de mauvaise humeur, et que nous chantons cependant, — toujours sans savoir pourquoi.

Cette mélodie, Rossini l’entonna et — voyez ! — le secret de l’opéra fut découvert. Ce que la réflexion et la spéculation esthétique avaient édifié, les mélodies des opéras de Rossini le démolirent et cela fut emporté par le vent comme une vision sans consistance. Il n’en fut pas autrement de l’opéra « dramatique » que de la science avec les problèmes dont la base était en réalité une conception fausse et que l’étude la plus approfondie ne peut que rendre de plus en plus faux et insolubles, tant que l’épée d’Alexandre n’accomplira pas finalement son œuvre, en tranchant par le milieu ce nœud de lanières et en dispersant ses mille brins de tous côtés. Cette épée d’Alexandre est justement l’acte tout simple, et Rossini accomplit un tel acte, lorsqu’il rendit le public d’opéra du monde entier témoin de cette vérité bien évidente que les gens ne voulaient entendre que de « jolies mélodies », là où des artistes dans l’erreur avaient eu l’idée de manifester par l’expression musicale le contenu et le but d’un drame.

Tout le monde acclama pour ses mélodies, ce Rossini, qui s’entendait admirablement à faire un art spécial de l’application de ces mélodies. Il laissa entièrement de côté toute organisation de la forme ; [la forme] la plus simple, la plus sèche et la plus superficielle qu’il trouva, il la remplit, en revanche, du contenu tout à fait adéquat, dont il avait besoin — : d’une mélodie narcotique enivrante. Tout à fait indifférent à la forme, puisqu’il la laissait absolument intacte, il n’appliqua tout son génie qu’aux jongleries les plus amusantes, qu’il pouvait exécuter dans cette forme. Aux chanteurs qui, auparavant, devaient étudier un texte ennuyeux et insignifiant en vue de l’expression dramatique, il dit : « Faites ce que vous voudrez des paroles, mais n’oubliez pas surtout de vous faire applaudir pour les traits amusants et les entrechats mélodiques ! »

Qui lui eût mieux obéi que les chanteurs ? — Aux instrumentistes qui, autrefois, étaient dressés à accompagner aussi intelligemment que possible les phrases pathétiques du chant, par un jeu d’ensemble bien concerté, il dit : « Ne vous faites pas de bile, mais n’oubliez pas surtout que, là où j’en ai donné l’occasion à l’un de vous, il vous appartient de vous faire applaudir pour votre habileté personnelle. » Qui l’eût remercié plus chaleureusement que les instrumentistes ? — Au librettiste qui, auparavant, suait sang et eau sous les ordres perplexes, capricieux et confus du compositeur, il dit : « Ami, agis à ton gré ; je n’ai plus du tout besoin de toi. » Qui donc lui eût été plus obligé que le librettiste, ainsi débarrassé d’une tâche ingrate ?

Mais, pour tous ces bienfaits, qui divinisa plus Rossini que le monde civilisé tout entier, aussi loin que les théâtres d’opéra pouvaient les comprendre ? Et qui eut plus de raison pour cela que lui ? Qui fut, avec autant de puissance, aussi complaisant pour lui, que Rossini ? — Savait-il que le public de telle ville écoutait avec une bienveillance particulière les roulades des chanteurs, que celui l’opéra et l’essence de la musique de telle autre préférait, au contraire, le chant langoureux, il ne donnait, pour la première ville, que des roulades à ses chanteurs, et pour la seconde, que du chant langoureux. Savait-il qu’ici, on aimait le tambour dans l’orchestre, il faisait immédiatement commencer l’ouverture d’un opéra pastoral par un roulement de tambour ; lui avait-on dit que , on aimait passionnément le crescendo dans les morceaux d’ensemble, il donnait à son opéra la forme d’un crescendo incessament répété. — Il n’eut qu’une fois sujet de se repentir de sa condescendance. On lui avait conseillé, pour Naples, d’apporter plus de soin à sa pièce : son opéra, travaillé avec plus de sérieux, ne réussit pas, et Rossini se promit bien de ne jamais plus rien soigner de sa vie, même si on le lui recommandait. —

Rossini considérait-il le succès énorme de son système d’opéra, il n’y mettait pas le moins du monde de vanité et d’orgueil exagéré, quand il disait en riant au nez des gens, qu’il avait trouvé le véritable secret de l’opéra, que tous ses prédécesseurs n’avaient fait que chercher à tâtons. Quand il-affirmait que ce serait pour lui chose facile de faire oublier même ses plus grands prédécesseurs, voire le Don Juan de Mozart, et cela en remettant en musique le même sujet à sa manière, il ne s’exprimait nullement ainsi par arrogance, mais avec le sûr instinct de ce que le public demande proprement à l’opéra. En fait, nos dévots de la musique eussent reçu l’affront le plus complet à l’apparition d’un Don Juan rossinien ; et on peut affirmer avec certitude que le Don Juan de Mozart, devant le véritable public, [le public] décisif des théâtres, aurait dû céder le pas — sinon pour toujours, du moins pour un long temps — à celui de Rossini. Car l’impulsion propre que Rossini donna à la question de l’opéra est celle-ci : il en appela de l’opéra au public : il fit de ce public, avec ses désirs et ses goûts, un véritable facteur de l’opéra.

Si le public d’opéra avait en quelque sorte le caractère et l’importance du peuple, au sens exact de ce mot, Rossini devrait nous apparaître comme le révolutionnaire le plus radical dans le domaine de l’art. En face d’une partie éclairée de notre société qui ne peut être considérée que comme une excroissance anti-naturelle du peuple et, pour son inutilité sociale, pour sa nocivité même, que comme un nid de chenilles qui mangent les feuilles saines et nutritives de l’arbre populaire pour en tirer tout au plus la force vitale et passer une existence de luxe comme un joyeux essaim ailé de papillons ; — en face d’un tel résidu de peuple qui n’a pu s’élever, sur un sol envahi par une grossièreté trop sale, qu’à une élégance vicieuse, mais jamais à une culture humaine véritable et belle ; en face par conséquent — pour dire le mot — de notre public d’opéra, Rossini n’était guère qu’un réactionnaire, tandis que nous devons considérer Gluck et ses successeurs comme des révolutionnaires par leur méthode et leurs principes, mais impuissants à obtenir leur résultat essentiel. Au nom du contenu somptueux, mais en réalité le seul véritable, de l’opéra et de l’évolution qui en dérive, Joachimo Rossini réagit contre les doctrines révolutionnaires de Gluck, de même que le prince Metternich, son grand protecteur, avait réagi, au nom de l’inhumain contenu politique, le seul en réalité, du concert européen, contre les maximes des révolutionnaires libéraux qui voulaient, du sein de ce concert et sans supprimer tout à fait son contenu anti-naturel, instaurer dans ces mêmes formes qui exprimaient ce contenu, l’humanité et la raison.

De même que Metternich ne pouvait, à bon droit, comprendre l’État autrement que sous la monarchie absolue, Rossini, avec non moins de logique, ne comprit l’opéra que sous la mélodie absolue. Tous deux disaient : « Vous voulez un État et un opéra, voici un État et un opéra — il n’y en a point d’autres ! »

Avec Rossini, l’Histoire de l’Opéra proprement dite est terminée. Elle fut terminée lorsque le germe inconscient de sa nature se fut développé jusqu’à sa plénitude absolue, consciente, lorsque le musicien fut reconnu comme le facteur absolu de cette œuvre d’art, avec pleins pouvoirs illimités, et que le goût du public théâtral [fut considéré] comme le critérium unique de sa conduite. Elle fut terminée lorsque, toute idée de drame ayant été écartée de fait, en intention même, on reconnut que la seule tâche des acteurs chantants était l’exercice d’une virtuosité agréable à l’oreille, et que les exigences fondées sur cette [virtuosité], à l’égard du compositeur, étaient leur droit le plus imprescriptible.

Elle fut terminée lorsque le grand public musical vit uniquement, dans la mélodie absoluement dénuée de caractère, le contenu de la musique et vit uniquement, dans la vague succession des morceaux d’opéra, la contexture de la forme musicale, dans l’action narcotique enivrante d’une soirée d’opéra, uniquement l’essence de la musique d’après l’impression [produite par la musique]. Elle fut terminée — ce jour-là où, divinisé par l’Europe, Rossini souriant, au sein du luxe le plus voluptueux, trouva convenable de faire à Beethoven misanthrope, renfermé en soi-même, bourru et passant pour à moitié fou, une — visite de politesse — que celui-ci ne rendit pas. Que put bien voir le gros œil cupide du fils voluptueux de l’Italie, lorsqu’il se plongea involontairement dans l’éclat singulier de ce regard brisé par la douleur, languissant d’ardents désirs — et cependant téméraire jusqu’à la mort, de son incompréhensible adversaire ? Se secoua-t-elle devant lui, la chevelure terrible et sauvage de ce masque de Méduse, que personne ne pouvait voir sans mourir ? —

Ce qui est certain, c’est qu’avec Rossini, mourut l’opéra.

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À Paris, la grande ville, où les dilettantes et les critiques les plus érudits ne peuvent comprendre aujourd’hui encore quelle différence doit exister entre deux compositeurs célèbres comme Beethoven et Rossini, si non celle-ci, que ce dernier a consacré son génie céleste à composer des opéras et l’autre, au contraire, à la symphonie ; — dans ce séjour splendide de la science musicale, l’opéra devait cependant recevoir une singulière prolongation d’existence. L’amour de la vie est une force primordiale dans tout ce qui est. L’opéra était alors comme l’empire byzantin ; comme celui-ci s’est maintenu, il se maintiendra, aussi longtemps que continue-ront d’exister les conditions anti-naturelles qui lui conserveront la vie — [bien que] mort intérieurement jusqu’à ce qu’arrivent les Turcs barbares, qui mirent fin une fois déjà à l’empire byzantin et furent assez grossiers pour mettre leurs chevaux sauvages à l’écurie dans la magnifique église de Sainte-Sophie.

Lorsque Spontini condamnait l’opéra à mourir avec lui, il ne se trompait pas, parce qu’il prenait la « tendance dramatique » de l’opéra pour son essence : il oubliait la possibilité d’un Rossini qui lui démontrerait absolument le contraire. Lorsque Rossini, à bien plus juste titre, considérait l’opéra comme fini avec lui, il se trompait moins encore, parce qu’il avait reconnu l’essence de l’opéra, l’avait montrée avec évidence et portée à la connaissance de l’univers, et qu’il pouvait admettre ainsi qu’on ne saurait que l’imiter, mais non le surpasser.

Cependant il avait en outre l’illusion que, de toutes les tendances intérieures de l’opéra, on ne pourrait composer une caricature qui, non seulement auprès du public, mais encore pour les cervelles de critiques d’art, fût acceptée comme une forme nouvelle et essentielle de l’opéra ; car il ne savait pas encore, au temps où il florissait, que les banquiers pour lesquels il avait jusque-là écrit de la musique allaient se mettre eux-mêmes à en composer.

Oh ! comme il se fâcha, le maître si léger d’ordinaire, comme il devint méchant et mordant, de se voir dépassé, non pas en ingéniosité, mais en habileté à exploiter la nullité artistique du public ! Oh ! quel dissoluto punito ! quelle courtisane démodée ! et de quel dépit secret, de quelle honte fut-il rempli, quand il répondit au directeur de l’Opéra de Paris l’invitant à souffler de nouveau quelque chose aux Parisiens, dans le calme plat qui régnait alors, qu’il ne reviendrait pas tant que « les Juifs n’auraient pas fini leur sabbat ! »

Il dut reconnaître que tant que la sagesse de Dieu gouvernera le monde, toute [chose] trouvera sa punition, même la sincérité avec laquelle il avait dit aux gens ce qu’il en était de l’opéra — et, pour sa pénitence bien méritée, il se fit marchand de poisson et compositeur d’église. —

Nous pouvons maintenant, par un plus grand détour, arriver à comprendre et à expliquer la nature de l’opéra contemporain.

  1. L’auteur de l’article sur l’Opéra moderne, cité dans l’Introduction, commet ces deux erreurs. (Note de Wagner.)