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Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3

La bibliothèque libre.
Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (1p. 14-25).

CHAPITRE III.

Toutes les questions que Mistriss Bennet, aidée de ses cinq filles, adressa à son mari, ne purent leur faire obtenir une description détaillée de M. Bingley ; on l’attaqua de mille manières, par d’ingénieuses suppositions, des soupçons imaginaires, des questions indirectes ; il éludoit tout, et trompa l’adresse de chacune. Elles furent enfin obligées de s’en rapporter aux récits de leur voisine, Lady Lucas ; sir Williams avoit été enchanté de M. Bingley ; il étoit jeune, beau, fort aimable, et pour comble de perfections, il avoit l’intention d’aller à la prochaine assemblée avec plusieurs personnes de sa société. On ne pouvoit être plus délicieux ! Il aimoit passionnément la danse, il deviendroit donc amoureux. Quel vaste champ d’espérances !

— Si je puis voir une de mes filles heureusement établie à Metterfield, disoit Mistriss Bennet à son mari, et toutes les autres aussi bien mariées, je n’aurai plus rien à désirer.

Peu de jours après, M. Bingley vint rendre sa visite à M. Bennet ; il passa environ dix minutes avec lui dans sa bibliothèque. Il avoit espéré être présenté aux jeunes dames dont il avoit entendu vanter la beauté, mais il ne vit que le père. Les dames furent un peu plus heureuses que lui, car elles eurent le plaisir de voir depuis une fenêtre fort élevée qu’il portoit un habit bleu, et montoit un cheval noir.

On lui envoya bientôt une invitation pour dîner, et Mistriss Bennet avoit déjà tracé tout le plan de ce repas qui devoit lui faire la réputation d’une bonne maîtresse de maison, lorsque la réponse rendit tous ses préparatifs inutiles. M. Bingley étoit forcé de se rendre à la ville le jour suivant, et ne pouvoit en conséquence accepter l’obligeante invitation des dames de Longhouse, etc., etc. Mistriss Bennet fut tout-à-fait déconcertée, et ne pouvoit concevoir quelle affaire l’attiroit à la ville si promptement après son arrivée dans le Hertfordshire. Elle craignoit qu’il ne fût toujours voltigeant d’un endroit à l’autre sans jamais être établi à Metterfield, comme il le devoit. Lady Lucas calma un peu ses craintes, en lui faisant naître l’idée que peut-être il étoit allé à Londres chercher du monde pour le bal, et bientôt le bruit courut que M. Bingley devoit conduire à l’assemblée douze dames et sept messieurs. Quelques personnes s’affligeoient de ce grand nombre de dames ; elles se consolèrent le lendemain lorsqu’elles apprirent qu’il n’en avoit ramené que six, cinq de ses sœurs et une cousine, et lorsqu’enfin cette nombreuse société entra dans la salle du bal elle étoit réduite à cinq personnes, M. Bingley, ses deux sœurs, le mari de l’aînée et un jeune homme.

M. Bingley avoit l’air d’un homme comme il faut, ses manières étoient pleines de grace et de naturel. Ses sœurs pouvoient passer pour de belles femmes, mais elles avoient le genre affecté et recherché des femmes qu’on nomme à la mode ; son beau frère, M. Hurst paroissoit un bon gentilhomme, mais M. Darcy, son ami, attira bientôt l’attention de toute l’assemblée par la beauté de ses traits, l’élégance de sa taille, la noblesse de son maintien, et l’avantage de jouir de dix mille livres de rente ; circonstance qui fut connue et circula tout autour de la salle, en cinq minutes. Les hommes avouèrent qu’il étoit bien fait, et les femmes déclarèrent qu’il étoit beaucoup plus beau que M. Bingley. On le regarda avec admiration, pendant la moitié de la soirée, jusqu’à ce qu’enfin ses manières, qui déplaisoient généralement, arrêtèrent le cours de ses succès. On découvrit qu’il étoit fier, que rien ne lui convenoit, qu’il se croyoit fort au dessus des autres ; alors toute sa grande fortune ne put le sauver ; on prononça qu’il avoit un abord repoussant, un ton désagréable, et qu’il étoit indigne d’être comparé à son ami.

M. Bingley eut bientôt fait connoissance avec les principales personnes qui se trouvoient à l’assemblée ; il étoit gai et prévenant ; il dansa toujours, et fut très-fâché que le bal finît sitôt. Il parla même d’en donner un à Metterfield. D’aussi aimables qualités préviennent toujours en faveur de celui qui les possède. Quel contraste avec son ami ! M. Darcy ne dansa qu’une fois avec Mistriss Hurst, et une fois avec Miss Bingley ; il refusa d’être présenté aux autres dames, et passa le reste de la soirée à se promener dans la salle, parlant quelquefois, et par hasard, aux personnes de la société. L’opinion fut bientôt établie sur son caractère. Il fut déclaré le plus fier et le plus désagréable des hommes, et chacun espéra qu’il ne reviendroit plus.

Parmi ceux qui étoient les plus irrités contre lui, étoit Mistriss Bennet, dont l’aversion que sa conduite avoit généralement inspirée étoit augmentée par un ressentiment particulier : il avoit dédaigné l’une de ses filles.

Elisabeth Bennet avoit été forcée, par la disette de danseurs, de se reposer ; elle se trouva assez près de M. Darcy pour entendre sa conversation avec M. Bingley qui venoit de quitter sa place pour se rapprocher de son ami. — Venez, Darcy, lui disoit-il, je n’aime pas à vous voir seul, vous ferez beaucoup mieux de danser.

— C’est ce que je ne ferai sûrement pas ; vous savez que je déteste la danse, à moins que je ne connoisse beaucoup mon partner, dans une assemblée comme celle-ci ce seroit au-dessus de mes forces ; vos sœurs sont engagées, et il n’y a pas une personne dans la salle avec laquelle il ne me fût insupportable de danser.

— Ma foi ! je ne serois pas si difficile que vous, s’écria Bingley, je n’ai jamais vu tant de jolies personnes rassemblées, il y en a même qui sont des beautés remarquables.

— Vous dansez avec la seule belle personne qu’il y ait dans toute la salle, dit M. Darcy, en regardant l’ainée des Miss Bennet.

— C’est la plus belle créature que j’aie jamais vue, mais il y a une de ses sœurs (elle est justement assise derrière vous), qui est très-agréable, je puis même dire très-jolie. Permettez-moi de prier ma danseuse de vous présenter à elle. »

— Laquelle dites-vous ; puis se tournant, il regarda Elisabeth, jusqu’à ce que rencontrant ses yeux, il détourna les siens, et dit froidement : Elle est passable, mais point assez belle pour me tenter ; d’ailleurs, je ne suis pas d’humeur dans ce moment à consoler les jeunes dames que les autres hommes dédaignent. Vous feriez mieux de retourner vers votre danseuse, et de vous enivrer de son doux sourire, car vous perdez votre temps avec moi.

M. Bingley suivit ce conseil, et M. Darcy s’éloigna, laissant Elisabeth avec des impressions qui ne lui étoient pas très-favorables ; elle raconta cependant cette conversation à ses amies avec beaucoup de gaieté. Elle avoit un esprit vif et enjoué qui saisissoit promptement les ridicules et s’en amusoit. Cependant la soirée se passa fort agréablement pour toute la famille. Mistriss Bennet avoit vu tous les habitans de Metterfield admirer sa fille aînée ; M. Bingley avoit dansé deux fois avec elle, et ses sœurs l’avoient distinguée. Jane jouissoit aussi de ses succès, mais avec plus de calme que sa mère. Elisabeth partageoit le plaisir de Jane ; Mary avoit entendu qu’on parloit d’elle à Miss Bingley, comme de la personne la plus instruite de tout le voisinage ; Catherine et Lydie avoient eu le bonheur de ne jamais rester sur la banquette, et c’étoit à leurs yeux le plus haut point du plaisir. Elles retournèrent donc toutes de très-bonne humeur à Longhouse (nom du village où elles demeuroient), et trouvèrent M. Bennet encore levé, un livre à la main ; il oublioit les heures, et dans cette occasion, il étoit curieux de savoir comment s’étoit passé la soirée qui avoit fait naître de si brillantes espérances. Il avoit cru que les vues de sa femme sur l’étranger seroient contrariées, mais il vit bientôt sur sa physionomie qu’il avoit toute autre chose à apprendre.

— Oh ! mon cher Monsieur Bennet, dit Mistriss Bennet, en entrant dans la chambre, nous avons eu une soirée délicieuse, un bal charmant, j’aurois voulu que vous y fussiez allé ; Jane a été plus admirée qu’on ne peut le dire ; chacun s’extasioit sur sa figure et M. Bingley l’a trouvée extrêmement belle ; il a dansé deux fois avec elle ! pensez à cela mon cher ! il a dansé deux fois avec elle ; elle est la seule de l’assemblée qu’il ait engagée une seconde fois. D’abord, il a engagé Miss Lucas ; j’étois un peu fâchée de le voir auprès d’elle, cependant il ne l’admiroit point, vous savez qu’elle n’est pas remarquable ; en voyant Jane, il a paru frappé d’étonnement ; il a demandé qui elle étoit, s’est fait présenter et l’a engagée pour les deux contredanses suivantes ; ensuite il a dansé les deux troisièmes avec Miss King, les deux quatrièmes avec Mary Lucas, les deux cinquièmes avec Jane encore, et les deux sixièmes, ainsi que la boulangère, avec Lizzy.

— S’il avoit eu pitié de moi, s’écria M. Bennet avec impatience, il n’auroit pas tant dansé ; pour l’amour de Dieu ne me parlez plus de ses partners. Que ne s’est-il foulé le pied dès le commencement du bal.

— Oh ! mon cher, dit Mistriss Bennet, je suis enchantée de lui ; il est si beau, et ses sœurs sont de si charmantes femmes ! je n’ai jamais rien vu de plus élégant que leur toilette !… Je puis vous assurer que la dentelle de la robe de Mistriss Hurst…

Ici, elle fut encore interrompue. M. Bennet protesta contre toute description de toilette. Elle fut obligée alors de chercher un autre sujet de conversation, et raconta avec beaucoup d’aigreur et d’exagération l’insultante grossièreté de M. Darcy. Au reste, ajouta-t-elle, je vous assure que Lizzy ne perd pas grand’chose à ne pas lui plaire, car c’est l’homme le plus désagréable, le plus horrible ! si haut, si rempli d’amour-propre qu’il est réellement insupportable. Il se promenoit en long et en large, s’imaginant être fort au-dessus des autres… pas assez belle pour danser avec lui ? J’aurois voulu que vous fussiez là, mon cher.