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Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/10

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 122-132).

CHAPITRE X.

Elisabeth, convaincue que l’éloignement de Miss Bingley pour elle, étoit dû à un sentiment de jalousie, ne pouvoit se dissimuler, que sa visite à Pemberley lui seroit très-désagréable, et elle étoit curieuse de voir quel accueil elle en recevroit.

Lorsqu’elles arrivèrent à Pemberley, on leur fit traverser le vestibule, pour les introduire dans un salon que son exposition au nord rendoit délicieux en été, et dont les fenêtres qui alloient jusqu’au plancher, laissoient voir des collines couvertes de superbes chênes, et de beaux châtaigniers d’Espagne dispersés çà-et-là sur des pentes de verdure. Elles furent reçues dans le salon par Miss Darcy, qui y étoit établie avec Mistriss Hurst, Miss Bingley et la dame qui demeuroit toujours avec elle. Georgina les accueillit avec toute la politesse, mais aussi avec tout l’embarras que donnent la timidité et un extrême désir de plaire. Miss Bingley et Mistriss Hurst firent une légère révérence, et après que chacune se fut assise, il y eut un instant de silence très embarrassant ; il fut enfin rompu par Mistriss Amesley, bonne et aimable femme, qui prouva par les efforts qu’elle fit pour commencer et soutenir la conversation, qu’elle avoit réellement plus d’usage du monde que les autres. Mistriss Gardiner, aidée de tems en tems par Elisabeth, la secondoit ; Miss Darcy avoit l’air de faire tout son possible pour s’y joindre, et elle hasardoit de tems en tems une phrase bien courte, lorsqu’elle supposoit qu’on l’entendroit à peine.

Elisabeth remarqua bientôt qu’elle étoit observée avec soin par Miss Bingley et qu’elle ne pouvoit pas dire un mot, surtout s’il étoit adressé à Miss Darcy, sans attirer son attention, ce qui ne l’auroit point empêché de parler souvent à cette dernière, si elle n’avoit pas été assise fort loin d’elle ; d’ailleurs elle étoit très-préoccupée ; elle s’attendoit à chaque instant que quelques-uns des Messieurs entreroient dans le salon. Après avoir été assise un quart d’heure sans avoir entendu prononcer un mot à Miss Bingley, elle fut fort étonnée de recevoir d’elle une froide question sur la santé de sa famille, elle lui répondit avec autant d’indifférence et de brièveté, et Miss Bingley ne dit plus rien. Le seul événement qui interrompit le calme de leur visite fut l’arrivée d’un domestique avec quelques rafraîchissemens et les plus beaux fruits de la saison. Ce ne fut qu’après bien des regards et des sourires significatifs de Mistriss Amesley que Miss Darcy osa aller prendre sa place et faire les honneurs ; alors toutes les dames furent occupées, et les belles pyramides de raisins, de poires, de pêches, les rassemblèrent autour de la table.

Elisabeth ne pouvoit se rendre compte si elle désiroit ou non de voir paroître Mr. Darcy, lorsqu’il arriva. Il avoit passé une partie de la matinée au bord de la rivière avec Mr. Gardiner et quelques autres Messieurs, et il avoit abandonné la pêche, lorsqu’il avoit appris que les Dames comptoient rendre visite à Georgina. Dès qu’Elisabeth le vit entrer, elle prit la sage résolution de se défaire de tout embarras, et d’être parfaitement à son aise ; résolution très-bonne à prendre, mais très-difficile à exécuter, d’autant plus qu’elle vit bientôt que l’attention de toute l’assemblée étoit fixée sur elle et Mr. Darcy ; la curiosité étoit surtout empreinte sur la figure de Miss Bingley, en dépit de l’air indifférent qu’elle affectoit. Sa jalousie étoit éveillée, quoiqu’elle ne fût pas sûre que ses soupçons fussent fondés.

Depuis l’arrivée de son frère, Miss Darcy faisoit encore plus d’efforts pour alimenter la conversation, car il paroissoit fort désirer qu’elle se liât intimement avec Elisabeth. Miss Bingley voyoit très-bien tout cela, et son imprudente colère, lui fit saisir la première occasion de dire à Elisabeth avec une politesse moqueuse :

— Je vous prie Miss Elisa, le régiment de** a-t-il quitté Meryton ? Ce doit être une grande perte pour votre famille.

Elle n’osa pas prononcer le nom de Wikam en présence de Mr. Darcy, mais Elisabeth comprit tout de suite que c’étoit à lui qu’elle pensoit, et elle éprouva un moment d’embarras. Mais rappelant bientôt toute son énergie pour repousser cette méchante attaque, elle lui répondit d’un ton fort aisé ; un coup-d’œil jetté à la dérobée, lui fit voir Darcy rougissant et la regardant fixement, et sa sœur couverte de confusion n’osant pas même lever les yeux.

Si Miss Bingley avoit su quel embarras elle faisoit éprouver à son amie bien aimée, elle n’auroit sûrement pas dit cela ; mais elle n’avoit voulu que déconcerter Elisabeth, en lui rappelant un homme auquel elle croyoit qu’elle étoit attachée, et en cherchant à lui faire trahir un sentiment qui devoit blesser celui de Darcy. Peut-être aussi vouloit-elle lui rappeler toutes les folies et les ridicules, dont s’étoient couverts quelques individus de sa famille, vis-à-vis des officiers. Elle n’avoit jamais entendu dire un mot de l’enlèvement projeté de Miss Darcy ; il n’avoit été révélé qu’à Elisabeth avec tout le secret possible.

La réponse pleine de dignité d’Elisabeth calma bientôt l’émotion de Mr. Darcy, et Miss Bingley, trompée dans son attente, n’osa pas rappeler Wikam d’une manière plus directe ; Georgina se remit aussi peu à peu, quoiqu’elle n’osât cependant pas parler. Son frère, dont elle craignoit surtout de rencontrer les regards, ne sembloit plus se souvenir de cette affaire, et ce sujet de conversation qu’on n’avoit amené que dans l’intention de nuire à Elisabeth, parut avoir augmenté l’estime de Darcy pour elle.

La visite se termina bientôt, et pendant que Mr. Darcy accompagnoit Mistriss Gardiner et sa nièce jusqu’à leur voiture, Miss Bingley exhaloit sa colère en critiquant la toilette, les manières et toute la personne d’Elisabeth. Mais Georgina ne se joignit point à elle, elle avoit toute confiance en son frère, les éloges qu’il lui avoit faits d’Elisabeth suffisoient pour lui assurer sa faveur. Son jugement ne pouvoit errer, il avoit parlé d’Elisabeth dans des termes qui ne lui permettoient pas de croire qu’elle ne fût pas très-jolie et très-aimable. Lorsque Darcy revint, Miss Bingley ne put s’empêcher de répéter en partie ce qu’elle venoit de dire à sa sœur :

— Miss Elisa Bennet n’étoit pas jolie ce matin, elle a prodigieusement changé depuis cet hiver ; elle est devenue brune, maigre, commune ; nous disions Louisa et moi que nous ne l’aurions pas reconnue.

Quelque peu agréables que fussent ces remarques pour Mr. Darcy, il se contenta de répondre froidement, qu’il ne voyoit aucun changement en elle, qu’elle étoit seulement un peu hâlée, ce qui n’étoit pas étonnant lorsqu’on voyageoit en été.

— Pour moi, reprit Miss Bingley, j’avoue que je n’ai pu la trouver jolie ; elle est trop maigre, son teint n’a pas assez d’éclat, et ses traits ne sont point réguliers ; ses dents sont bien, sans avoir rien d’extraordinaire. Quant à ses yeux qu’on dit beaux, je n’y ai jamais su voir rien de bien merveilleux ; ils ont une expression perçante et maligne que je n’aime pas du tout, et il y a dans sa contenance une hardiesse sans élégance, qui n’est pas tolérable.

Persuadée, comme l’étoit Miss Bingley, que Mr. Darcy étoit amoureux d’Elisabeth, ce n’étoit pas une manière de lui plaire d’en parler ainsi ; mais les gens en colère ne sont ni sages ni adroits. Lorsqu’elle lui vit enfin l’air un peu piqué, elle crut avoir obtenu tout le succès qu’elle désiroit ; cependant il paroissoit décidé à ne rien répondre ; et elle ajouta, dans l’intention de le forcer à dire quelque chose : — Je me souviens combien nous fûmes tous étonnés, en arrivant dans le Hertfordshire, d’apprendre qu’elle avoit une grande réputation de beauté, et je me rappelle qu’un jour qu’elle avoit dîné à Netherfield, vous disiez : « Elle, une beauté ? J’appellerois aussi bien sa mère un génie ! » Mais depuis lors elle a gagné dans votre opinion, et je crois qu’à présent vous la trouvez presque jolie.

— Oui, répondit Darcy qui ne pouvoit plus se contenir, je l’avois à peine vue alors, mais il y a déjà plusieurs mois que je la trouve une des plus belles personnes que je connoisse.

Il sortit alors, et Miss Bingley eut la satisfaction de l’avoir forcé à dire ce qui ne pouvoit faire de la peine qu’à elle-même.

Mistriss Gardiner et sa nièce s’entretinrent en revenant de tout ce qui s’étoit passé dans cette visite, excepté de ce qui les intéressoit le plus toutes les deux ; elles parlèrent de tout le monde, excepté de celui qui les occupoit exclusivement. Cependant Elisabeth auroit voulu savoir ce que sa tante pensoit de lui, et Mistriss Gardiner auroit été enchantée que sa nièce entamât ce sujet.