Orgueil et Préjugé (Paschoud)/4/7

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Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (4p. 89-102).

CHAPITRE VII.

Peu de jours après, Mr. Bingley vint faire visite. Il étoit seul ; son ami l’avoit quitté le matin même pour aller à Londres ; il devoit revenir dans dix jours. Il resta environ une heure et fut extrêmement gai ; Mistriss Bennet voulut le retenir à dîner, mais il avoua, d’un air fort affligé, qu’il étoit engagé ailleurs.

— J’espère que nous serons plus heureux, lorsque vous reviendrez.

Mr. Bingley se confondit en remercîmens, et promit de saisir la première occasion de revenir.

— Pouvez-vous demain ?

Il n’avoit aucun engagement pour le lendemain, et l’invitation fut acceptée avec joie.

Il arriva le lendemain, mais de si bonne heure, qu’aucune des dames n’étoit habillée. Mistriss Bennet, à moitié vêtue, courut à la chambre de ses filles.

— Ma chère Jane, lui dit-elle, dépêchez-vous, il est arrivé, il est là-bas ! Dépêchez-vous, mon ange ; ici, Sara, venez aider Miss Bennet à mettre sa robe, et laissez les cheveux de Lizzy.

— Nous descendrons dès que nous pourrons, dit Jane ; mais je crois que Kitty doit être plus avancée que nous dans sa toilette, car il y a plus d’une demi-heure qu’elle est montée ; elle pourroit aller recevoir Mr. Bingley.

— Oh ! laissez Kitty, qu’a-t-elle à faire là ? Où est votre ceinture, ma chère ? Allons, dépêchez-vous.

Mais lorsque sa mère fut loin, Jane ne voulut jamais descendre sans une de ses sœurs.

Le même empressement à les laisser seuls reparut dans la soirée. Après le thé, Mr. Bennet se retira, comme à l’ordinaire, dans sa bibliothèque, et Mary remonta chez elle pour faire de la musique. Sur cinq, deux étant déjà éloignés, Mistriss Bennet faisoit des signes à Kitty et à Elisabeth pour les engager à sortir de la chambre, mais cette dernière ne vouloit pas les voir, et quant à Kitty, elle lui dit très-innocemment : — Qu’est-ce que c’est, maman ? Pourquoi me faites-vous ces signes ? Que voulez-vous que je fasse ?

— Rien, mon enfant, je ne vous ai point fait de signes. Elle se contint encore cinq minutes, puis, ne pouvant se résoudre à laisser échapper une si bonne occasion, elle se leva tout-à-coup et dit à Kitty :

— Venez, mon ange, j’ai à vous parler : — et elle l’emmena dans une autre chambre. Jane jeta à Elisabeth un regard suppliant, qui lui exprimoit l’embarras que lui causoient les intentions de sa mère, et l’engageoit à ne pas s’y prêter. Un instant après, Mistriss Bennet entrouvrit la porte et dit :

— Lizzy, ma chère, j’ai un mot à vous dire.

Elisabeth fut forcée de se rendre à cette sommation.

— Il faut que nous les laissions un peu seuls, dit Mistriss Bennet. Kitty et moi nous allons monter dans ma chambre.

Elisabeth n’essaya point de discuter avec sa mère, mais elle attendit dans le vestibule jusqu’à ce qu’elle fût partie avec Kitty, et alors elle rentra dans le salon. Ainsi, les plans de Mistriss Bennet échouèrent pour ce jour-là, Bingley étoit empressé, attentif, gai et aimable, mais il ne pensoit point à faire une déclaration. Il eut à peine besoin d’une invitation pour rester à souper ; et, avant de s’en aller, il prit auprès de Mistriss Bennet l’engagement de venir chasser le lendemain avec son mari.

Depuis ce jour-là Jane ne parla plus de son indifférence ni de son calme, et pas un mot de Bingley ne fut prononcé entre les deux sœurs. Elisabeth alla se coucher dans la douce persuasion que tout seroit bientôt fini, à moins pourtant que Darcy ne revînt plutôt qu’il ne l’avoit dit, quoiqu’elle crût bien cependant qu’il ne s’opposoit plus au bonheur de son ami. Bingley fut exact au rendez-vous. Il passa la journée avec Mr. Bennet, comme il en avoit été convenu. Il étoit plus aimable que ce dernier ne s’y seroit attendu. Il étoit naturel que Mr. Bennet amenât dîner chez lui son compagnon de chasse, et, dans la soirée, l’esprit de Mistriss Bennet travailloit de nouveau pour inventer un moyen de laisser Bingley seul avec sa fille. Elisabeth, qui avoit une lettre à écrire, se retira après le thé ; on alloit se mettre au jeu, elle n’étoit plus nécessaire à sa sœur pour contrecarrer les projets de sa mère. Mais en rentrant au salon, elle s’aperçut, à son extrême surprise, qu’il y avoit quelques raisons de craindre que sa mère n’eût été trop ingénieuse, car en ouvrant la porte elle vit sa sœur et Bingley seuls, debout près de la cheminée, engagés dans la plus sérieuse conversation ; et, lors même qu’elle n’auroit eu aucun soupçon, la précipitation avec laquelle ils détournèrent leurs têtes en s’éloignant l’un de l’autre, lui auroit tout révélé. Si leur position étoit embarrassante, la sienne ne l’étoit pas moins. Ils s’étoient assis tous les trois, et comme ils ne prononçoient pas une parole, Elisabeth étoit sur le point de se lever et de se retirer, lorsque Bingley, quittant sa chaise, dit quelques mots à voix basse à Jane, et s’élança hors de la chambre.

Jane ne pouvoit rien avoir de caché pour Elisabeth, surtout quand sa confiance ne devoit causer que de la joie ; elle l’embrassa tendrement et lui avoua avec la plus vive émotion, qu’elle étoit la plus heureuse créature du monde.

— C’est trop, c’est trop ! disoit-elle, je ne le mérite pas. Oh ! pourquoi tout le monde n’est-il pas aussi heureux que moi ?

Elisabeth la félicita avec une vivacité, une chaleur que les mots ne sauroient exprimer, et chacune de ses expressions de tendresse étoit une nouvelle source de bonheur pour Jane.

— Il faut, s’écria tout-à-coup Jane, que j’aille vers ma mère ; je ne dois pas tromper sa tendre sollicitude, ni permettre qu’elle apprenne mon bonheur d’un autre que de moi. Il est déjà vers mon père pour lui demander son consentement. Oh Lizzy ! quelle douceur pour moi de savoir que ce que j’ai à dire fera tant de plaisir à toute ma chère famille ! Comment puis-je supporter tant de bonheur !

Elisabeth fut rejointe, au bout de très-peu de momens, par Bingley lui-même, dont la conférence avec son père avoit été très-courte et très-heureuse.

— Où est votre sœur ? dit-il en entrant dans la chambre.

— En haut, avec ma mère ; elle descendra bientôt, je suppose.

Alors il s’avança vers elle, et réclama les souhaits et la tendresse d’une sœur. Elisabeth lui exprima franchement sa joie. Cette soirée fut délicieuse pour tous. La satisfaction qu’éprouvoit Jane répandoit une douce vivacité sur sa figure et la rendoit plus belle que jamais. Kitty minaudoit, sourioit et se berçoit de l’espérance que son tour viendroit bientôt. Mistriss Bennet ne trouvoit pas des termes assez vifs pour exprimer son bonheur, et cependant elle ne pouvoit parler d’autre chose. Lorsque Mr. Bennet les rejoignit à souper, on vit dans toutes ses manières combien il étoit heureux. Cependant il ne prononça pas un mot qui eût rapport à ce qui s’étoit passé, jusqu’à ce que Bingley se fût retiré ; alors, se tournant du côté de sa fille, il lui dit :

— Jane, vous serez une heureuse femme !

Jane lui baisa la main.

— Vous êtes une bonne fille, lui dit-il, et j’ai un grand plaisir à penser que vous serez si bien établie ; je ne doute pas que vous ne vous conveniez très-bien, vos caractères ne présentent pas de grands contrastes ; vous êtes tous deux si complaisans, qu’il n’y aura jamais de discussions ; si faciles, que tous les domestiques vous tromperont ; et si généreux, que vous dépenserez toujours plus que votre revenu.

— Dépenser plus que leur revenu ! mon cher Mr. Bennet, s’écria sa femme. Que dites-vous ? Il a quatre mille livres de rente et peut-être davantage ! Puis, s’adressant à sa fille : — Je suis si heureuse, ma chère Jane ! Je suis sûre que je ne fermerai pas l’œil de toute la nuit ! Je savois bien que cela arriveroit ! J’ai toujours dit qu’il falloit que cela fût ainsi. J’étois sûre que le Ciel ne vous avoit pas fait si belle pour rien. Je me souviens que la première fois que je le vis, je pensois que probablement un jour vous seriez unie à lui ! Oh ! c’est le plus beau jeune homme que j’aie jamais vu !

Wikam, Lydie, tout étoit oublié ! Jane étoit son enfant bien aimé, et dans ce moment elle ne pensoit point aux autres. Elle la voyoit déjà entourée de tout le luxe et l’élégance que peut donner la fortune. Kitty demandoit qu’on eût des bals à Netherfield tous les hivers, et Mary qu’on lui permît de faire usage de la bibliothèque.

Depuis ce moment-là Bingley, comme on le pense bien, passoit ses journées à Longbourn, venant très-souvent avant le déjeuner et restant toujours après le souper, à moins cependant que quelque cruel voisin, qu’on ne pouvoit assez détester, ne l’invitât à dîner et qu’il ne se crût obligé d’accepter.

Elisabeth trouvoit rarement l’occasion de parler avec sa sœur ; car tant que Bingley étoit présent, Jane ne s’occupoit que de lui ; mais elle leur étoit fort utile à tous deux dans les momens de séparation, qu’il étoit impossible d’éviter. Lorsque Jane étoit quelques instans absente, Bingley parloit d’elle à Elisabeth ; et quand Bingley n’y étoit pas, Jane recouroit aux mêmes moyens de consolation.

— Que je suis heureuse ! disoit-elle un soir ; il m’a dit qu’il avoit absolument ignoré que je fusse à Londres le printemps dernier.

— Je le soupçonnois fort, dit Elisabeth ; vous a-t-il expliqué comment cela avoit pu se faire ?

— Ses sœurs le lui avoient caché ; il paroît bien certain qu’elles n’étoient pas satisfaites de notre liaison, et je n’en suis pas surprise, puisqu’elles avoient fait un choix si avantageux pour lui sous tous les rapports. Mais j’espère que lorsqu’elles verront leur frère heureux, elles ne seront plus fâchées qu’il se soit attaché à moi, et que nous vivrons fort bien ensemble ; cependant je ne crois pas que nous puissions jamais redevenir ce que nous avons été.

— Voilà le discours le plus rempli de ressentiment que je vous aie jamais entendu prononcer, dit Elisabeth. Excellente personne ! je serois bien en colère si je vous voyois de nouveau la dupe de la prétendue amitié de Miss Bingley.

— Croirez-vous, Lizzy, que lorsqu’il partit pour Londres au mois de Novembre, il m’aimoit véritablement, et que ce ne fut que la conviction de mon indifférence qui pût l’empêcher de revenir ?

— Il est sûr qu’il s’est bien laissé tromper, mais cela même fait l’éloge de sa modestie.

Cette réflexion amena tout naturellement Jane à parler des bonnes qualités de Bingley.

Elisabeth fut charmée de voir qu’il n’avoit point inculpé son ami ; car, quoique Jane eût le cœur le plus généreux du monde, il eût été bien difficile que les circonstances de cette affaire, si elle les eût connues, ne lui eussent pas donné de la prévention contre Mr. Darcy.

— Je suis la plus heureuse créature du monde ! s’écrioit Jane. Oh Lizzy ! pourquoi ai-je été ainsi choisie et bénie entre toutes ! Ah ! si je pouvois vous voir aussi heureuse que moi ! S’il y avoit un autre Bingley pour vous !

— Je ne serai jamais aussi heureuse que vous ! Tant que je n’aurai pas votre excellent caractère, votre angélique bonté ! je ne puis avoir votre bonheur ! Non, laissez-moi me changer moi-même ; et ensuite, si mon heureuse étoile le permet, je pourrai peut-être retrouver un autre Mr. Collins.

On ne pouvoit garder le secret long-temps à Longbourn sur le mariage de Jane ; on permit à Mistriss Bennet d’en dire un mot à l’oreille de Mistriss Phillips, qui, sans permission, le dit à tous ses voisins, et bientôt les Bennet passèrent dans tout le voisinage pour une famille destinée au bonheur, quoique peu de semaines auparavant, lors de l’enlèvement de Lydie, on les avoit cru nés pour l’infortune.