Origine des plantes cultivées/Deuxième partie III

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Deuxième partie
Étude des espèces au point de leur origine, des premiers temps de leur culture et des principaux faits de leur dispersion.

CHAPITRE III

PLANTES CULTIVÉES POUR LES FLEURS OU LES ORGANES
QUI LES ENVELOPPENT

Giroflier.Caryophyllus aromaticus, Linné.

La partie de cette Myrtacée qu’on emploie dans l’économie domestique sous le nom de clou de girofle est le calice, surmonté du bouton de la fleur.

Quoique la plante ait été souvent décrite et très bien figurée, d’après des échantillons cultivés, il y a du doute sur sa nature à l’état sauvage. J’en ai parlé dans ma Géographie botanique raisonnée en 1855, mais il ne paraît pas que la question ait fait le moindre progrès depuis cette époque, ce qui m’engage à reproduire simplement ce que j’avais dit.

« Le Giroflier doit être originaire des Moluques, ainsi que le dit Rumphius[1] car la culture en était limitée il y a deux siècles à quelques petites îles de cet archipel. Je ne vois cependant aucune preuve qu’on ait trouvé le véritable Giroflier, à pédoncules et boutons aromatiques, dans un état spontané. Rumphius regarde comme la même espèce une plante qu’il décrit et figure[2] sous le nom de Caryophyllum sylvestre et qui se trouve spontanée dans toutes les Moluques. Un indigène lui avait dit que les Girofliers cultivés dégénèrent en cette forme, et Rumphius lui-même avait trouvé un de ces Girofliers sylvestres dans une ancienne plantation de Girofliers cultivés. Cependant sa planche 3 diffère de la planche 1 du Giroflier cultivé, par la forme des feuilles et des dents du calice. Je ne parle pas de la planche 2, qui paraît une monstruosité du Giroflier cultivé. Rumphius dit que le Giroflier sylvestre n’a aucune qualité aromatique (p. 13) ; or, en général, les pieds sauvages d’une espèce ont les propriétés aromatiques plus développées que celles des pieds cultivées. Sonnerat[3] publie aussi des figures du vrai Giroflier et d’un faux Giroflier, d’une petite île voisine de la terre des Papous. Il est aisé de voir que son faux Giroflier diffère complètement par les feuilles obtuses du vrai Giroflier et aussi des deux Girofliers de Rumphius. Je ne puis me décider à réunir ces diverses plantes, sauvages et cultivées, comme le font tous les auteurs[4]. Il est surtout nécessaire d’exclure la planche 120 de Sonnerat, qui est admise dans le Botanical Magazine, On trouve dans cet ouvrage, dans le Dictionnaire d’agriculture et dans les dictionnaires d’histoire naturelle l’exposé historique de la culture du Giroflier et de son transport en divers pays.

S’il est vrai, comme le dit Roxburgh[5], que la langue sanscrite avait un nom, Luvunga, pour le clou de girofle, le commerce de cette épice daterait d’une époque bien ancienne, même en supposant que le nom fût plus moderne que le vrai sanscrit. Je doute de sa réalité, car les Romains auraient eu connaissance d’un objet aussi facile à transporter, et il ne paraît pas qu’on en ait reçu en Europe avant l’époque de la découverte des Moluques par les Portugais.

Houblon.Humulus Lupulus, Linné.

Le Houblon est spontané en Europe depuis l’Angleterre et la Suède jusque sur les montagnes de la région de la mer Méditerranée, et en Asie jusqu’à Damas, jusqu’au midi de la mer Caspienne et de la Sibérie orientale[6] ;[7] ; mais on ne l’a pas trouvé dans l’Inde, le nord de la Chine et la région du fleuve Amour.

Malgré l’apparence tout à fait sauvage du Houblon en Europe, dans des localités éloignées des cultures, on s’est demandé quelquefois s’il n’est pas originaire d’Asie[8]. Je ne pense pas qu’on puisse le prouver, ni même que cela soit probable. La circonstance que les Grecs et les Latins n’ont pas parlé de l’emploi du Houblon pour la bière s’explique aisément par le fait qu’ils connaissaient bien peu cette boisson. Si les Grecs n’ont pas mentionné la plante, c’est simplement peut-être parce qu’elle est rare dans leur pays. D’après le nom italien, Lupulo, on soupçonne que Pline en a parlé, à la suite d’autres légumes, sous le nom de Lupus salictarius[9]. Que l’usage de brasser avec le Houblon se soit répandu seulement dans le moyen âge, cela ne prouve rien, si ce n’est que l’on employait jadis d’autres plantes, comme on le fait encore dans certaines localités. Les Celtes, les Germains, d’autres peuples. du Nord et même des peuples du Midi qui avaient la vigne faisaient de la bière[10] soit d’orge, soit d’autres grains fermentes, avec addition, dans certains cas, de matières végétales diverses, par exemple d’écorce de chêne, de Tamarix, ou de fruits du Myrica Gale[11]. Il est très possible qu’ils n’aient pas remarqué de bonne heure les avantages du Houblon et qu’après en avoir eu connaissance ils aient employé le Houblon sauvage avant de le cultiver. La première mention d’une houblonnière est dans l’acte d’une donation faite par Pépin, père de Charlemagne, en 768[12]. Au XIVe siècle, c’était une culture importante en Allemagne, mais en Angleterre elle a commencé seulement sous Henri VIII[13].

Les noms vulgaires du Houblon ne fournissent que des indications en quelque sorte négatives sur l’origine. Il n’y a pas de nom sanscrit[14], ce qui concorde avec l’absence de l’espèce dans la région de l’Himalaya et fait présumer que les peuples aryens ne l’avaient pas remarquée et utilisée. J’ai cité jadis[15] quelques-uns des noms européens, en montrant leur diversité, quoique certains d’entre eux puissent dériver d’une souche commune. M. Hehn a traité de leur étymologie en philologue et a montré combien elle est obscure ; mais il n’a pas mentionné des noms tout à fait éloignés de Humle, Hopf ou Hop et Chmeli, des langues Scandinaves, gothiques et slaves, par exemple Apini en lette, Apwynis en lithuanien, Tap en esthonien, Blust en illyrien[16], qui ont évidemment d’autres racines. Cette diversité vient à l’appui de l’idée d’une existence de l’espèce en Europe antérieurement à l’arrivée des peuples aryens. Plusieurs populations différentes auraient distingué, nommé et utilisé successivement la plante, ce qui confirme l’extension en Europe et en Asie avant l’usage économique.

Carthame.Carthamus tinctorius, Linné.

La Composée annuelle appelée Carthame est une des plus anciennes espèces cultivées. On se sert de ses fleurs pour colorer en jaune ou en rouge, et les graines donnent de l’huile.

Les bandes qui entourent les momies des anciens Égyptiens sont teintes de Carthame[17], et tout récemment on a trouvé des fragments de la plante dans les tombeaux découverts à Deir el Bahari[18]. La culture doit aussi être ancienne dans l’Inde, puisqu’on deux noms sanscrits, Cusumbha et Kamalottara, dont le premier a laissé plusieurs descendants dans les langues actuelles de la péninsule[19]. Les Chinois ont reçu le Carthame seulement au IIe siècle avant Jésus-Christ. C’est Chang-kien qui le leur a apporté de la Bactriane[20]. Les Grecs et les Latins ne l’ont probablement pas connu, car il est très douteux que ce soit la plante dont ils ont parlé sous le nom de Cnikos ou Cnicus[21]. Plus tard, les Arabes ont beaucoup contribué à répandre la culture du Carthame, qu’ils appellent Qorton, Kurtum, d’où Carthame, ou Usfur, ou Ihridh, ou Morabu[22], diversité qui indique une existence ancienne dans plusieurs contrées de l’Asie occidentale ou de l’Afrique. Les progrès de la chimie menacent cette culture, comme beaucoup d’autres ; mais elle subsiste encore dans le midi de l’Europe, en Orient, dans l’Inde et dans toute la région du Nil[23].

Aucun botaniste n’a trouvé le Carthame dans un état vraiment spontané. Les auteurs l’indiquent avec doute comme originaire ou de l’Inde ou d’Afrique, en particulier d’Abyssinie ; mais ils ne l’ont vu absolument qu’à l’état cultivé ou avec l’apparence d’être échappé des cultures[24]. M. Clarke[25] ancien directeur du jardin de Calcutta, qui a revu depuis peu les Composées de l’Inde, admet l’espèce à titre de cultivée seulement. Le résumé des connaissances actuelles sur les plantes de la région du Nil, en y comprenant l’Abyssinie, par MM. Schweinfurth et Ascherson[26], indique également l’espèce comme cultivée, et les listes de plantes du voyage récent de Rohlfs n’indiquent pas non plus le Carthame spontané[27].

L’espèce n’ayant été trouvée sauvage ni dans l’Inde ni en Afrique et sa culture ayant existé cependant depuis des milliers d’années dans ces ceux pays, j’ai eu l’idée de chercher l’origine dans la région intermédiaire. Ce procédé m’a réussi dans d’autres cas.

Malheureusement, l’intérieur de l’Arabie est presque inconnu, et Forskal, qui a visité les côtes du Yemen, n’apprend rien sur le Carthame. Il en est de même des opuscules publiés sur les plantes de Botta et de Bové. Mais un Arabe, AbuAnifa, cité par Ebn Baithar, auteur du XIIIe siècle, s’est exprimé comme suit[28] : « Usfur. Cette plante fournit des matériaux pour la teinture. Il y en a de deux sortes, une cultivée et une sauvage, qui croissent toutes les deux en Arabie et dont on appelle les graines Elkurthum. » Abu Anifa peut bien avoir eu raison.

Safran.Crocus sativus, Linné.

La culture du Safran est très ancienne dans l’Asie occidentale. Les Romains vantaient le Safran de Cilicie ; ils le préféraient à celui cultivé en Italie[29]. L’Asie Mineure, la Perse et le Cachemir sont depuis longtemps les pays qui en exportent le plus. L’Inde le reçoit aujourd’hui du Cachemir[30]. Roxburgh et Wallich ne l’indiquent pas dans leurs ouvrages. Les deux noms sanscrits mentionnés par Piddington[31] s’appliquaient probablement à la substance du Safran importé de l’ouest, car le nom Kasmirajamma semble indiquer le pays d’origine, Cachemir. L’autre nom est Kunkuma. On traduit ordinairement le mot hébreu Karkom par Safran, mais il doit s’appliquer plutôt au Carthame, d’après le nom actuel de cette dernière plante en arabe. D’ailleurs, on ne cultive pas le Safran en Égypte ou en Arabie[32]. Le nom grec est[33] Krokos, Safran, qui se retrouve dans toutes nos langues modernes d’Europe, vient de l’arabe Sahafaran[34], Zafran[35]. Les Espagnols, plus près des Arabes, disent Azafran, Le nom arabe lui-même vient de Assfar, jaune.

De bons auteurs ont indiqué le C. sativus comme spontané en Grèce[36] et en Italie, dans les Abruzzes[37]. M. Maw, qui prépare une monographie du genre Crocus, basée sur de longues observations dans les jardins et les herbiers, rapporte au C. sativus six formes spontanées dans les montagnes, d’Italie au Kurdistan. Aucune, selon lui[38], n’est identique avec la plante cultivée ; mais certaines formes, décrites sous d’autres noms (C. Orsimi, C. Cartwrightianus, C. Thomasii) en diffèrent à peine. Elles sont d’Italie et de Grèce.

La culture du Safran, dont les conditions sont exposées dans le Cours d’agriculture de Gasparin et dans le Bulletin de la Société d’acclimatation de 1870, devient de plus en plus rare en Europe et en Asie[39]. Elle a eu quelquefois pour effet de naturaliser, au moins pendant quelques années, l’espèce dans des localités où elle semble sauvage.



  1. II, p. 3.
  2. II, tab. 3.
  3. Sonnerat, Voy. Nouv.-Guinée, tab. 19 et 20.
  4. Thunberg, Diss., II, p. 326 ; de Candolle, Prodr., IIÏ, p. 262 ; Hooker, Bot. mag., tab. 2749 ; Hasskarl, Cat. h. Bogor. alt., p. 261.
  5. Roxburgh, Flora indica, éd. 1832, vol. 2, p. 494.
  6. Alph. de Candolle, dans Prodromus, vol. 16, sect. 1, p. 29 ; Boissier, Fl. orient., 4, p. 1152 ; Hohenacker, Enum. plant. Talysch, p. 30
  7. Buhse, Aufzählung Transcaucasien, d. 202.
  8. Hehn, Nutzpflanzen und Hausthiere in ihren übergang aus Asien, ed. 3, p. 415.
  9. Pline, Hist. l. 21, c. 15. Il mentionne à cet endroit l’Asperge, et l’on sait que les jeunes pousses de Houblon se mangent de la même manière.
  10. Tacite, Germania, cap. 25 ; Pline, l. 18, c. 7 ; Hehn, Kulturpflanzen, etc., éd. 3, p. 125-137.
  11. Volz, Beiträge zur Culturgeschichte, p. 149.
  12. Volz, ibid.
  13. Beckmann, Erfindungen, cité par Volz.
  14. Piddington, Index ; Fick, Wörterb. Indo-Germ. Sprachen, 1, Ursprache.
  15. A. de Candolle, Géogr. bot. rais., p. 857.
  16. Dictionnaire manuscrit compilé d’après les flores, par Moritzi.
  17. Unger, Die Pflanzen des alten Ægyptens, p. 47.
  18. Schweinfurth, lettre adressée à M. Boissier, en 1882.
  19. Piddington, Index.
  20. Bretschneider, Study and value, etc., p. 15.
  21. Voir Targioni, Cenni storici, p. 108.
  22. Forskal, Flora ægypt., p. 73 ; Ebn Baithar, trad. allemande, 2, p. 196, 293 ; 1, p. 18.
  23. Voir Gasparin, Cours d’agriculture, 4, p. 217.
  24. Boissier, Fl. orient., 3, p. 710 ; Oliver, Flora of tropical Africa, 1, p. 439.
  25. Clarke, Compositæ indicæ, 1876, p. 244.
  26. Schweinfurth et Ascherson, Aufzählung, p. 283.
  27. Rohlfs, Kufra, in-8, 1881.
  28. Ebn Baithar, 2, p. 106.
  29. Pline, l. 21, c. 6.
  30. Royle, Ill. Him., p. 372.
  31. Index, p. 25.
  32. D’après Forskal, Delile, Reynier, Schweinfurth et Ascherson (Aufzählung).
  33. Théophraste, Hist., l. 6, c. 6.
  34. J. Bauhin, Hist., II, p. 637.
  35. Royle, l. c.
  36. Sibthorp, Prodr. ; Fraas, Syn. fl. class., p. 292.
  37. J. Gay, cité par Babington, Man. Brit. fl.
  38. Maw, dans Gardeners’ chronicle, 1881, vol. 16.
  39. Jacquemont, Voy., III, p. 238.