Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Goëland argenté

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 382-388).

VIe ORDRE.

LES PALMIPÈDES.[1]


LE GOËLAND ARGENTÉ.[2]
(Herring Gull.)


Lecteur, avez-vous jamais à l’approche de la canicule fui l’atmosphère nauséabonde des cités ? Êtes-vous, à aucune période de votre existence allé demander la santé ou le plaisir aux ondes limpides de Cacouna,[3] de la Malbaie ou de Gaspé ? Avez-vous enfin, livre en main, assis à l’ombre des grands rochers ou sous la feuillée des bois, en présence de l’immensité pélagienne, savouré à loisir la rêveuse mélancolie de ces plages où l’on trouve solitude, liberté, espace ; où le murmure cadencé de la vague qui déferle en blanchissant, la fraîche haleine du vent du large,[4] le cri monotone des Mouettes, jusqu’aux bizarres ébats de ces grands poissons, les Marsouins, pirouettant dans le liquide élément, tout enfin conspire à assoupir les sens et à bannir bien loin les soucis, les agitations de la vie des cités. Si vous n’avez pas encore goûté ces joies élyséennes, gardez-vous de laisser écouler une autre saison, sans accomplir ce doux pèlerinage.

Nous vous supposerons donc sur la côte de Gaspé à l’endroit qui avoisine, qui domine le roc Percé, ou bien si vous l’aimez mieux, transportez-vous en esprit, une belle matinée de juillet à la Malbaie, sur ce promontoire rocailleux, nommé la Pointe à pique. À l’exemple d’un dévot israélite d’autrefois, nous supposerons que vous avez pris votre bain matinal dans le fleuve sacré de la patrie. Restauré, vivifié d’un souffle nouveau, vous cherchez l’ombre d’une de ces grottes pittoresques, taillées dans le roc, si communes en cet endroit ; votre regard scrute au loin l’horizon. En face de vous sur la côte Sud du St. Laurent, les populeux villages de St. Denis, de Kamouraska, de la Rivière Ouelle se groupent autour de l’église paroissiale ; à l’est, le cours du grand fleuve se prolonge à perte de vue ; au nord de votre poste d’observation, la rive irrégulière de la Baie se courbe en amphithéâtre, frangée d’un cordon de jolies demeures, où s’écoule en paix l’existence d’une nombreuse postérité canadienne-française, portant en grande partie des noms écossais.[5] Entourées de parcs et de grands bâtiments, il vous est facile de distinguer de chaque côté de la baie les massives résidences des seigneurs. De hautes forêts de pins, d’érables, d’épinettes, entrecoupées de clairières, abritent les flancs des montagnes : leur verdure contraste agréablement d’un côté avec l’âpre majesté du paysage et les énormes rochers entassés les uns par-dessus les autres et de l’autre, avec les blanches habitations de la Baie.

Votre œil attentif saisit successivement le contour de ces singuliers mamelons, que l’on a voulu faire passer pendant longtemps pour les tombeaux des aborigènes, jadis rois de ces contrées, tandis que ce ne sont vraisemblablement que des accidents du sol, résultant des bouleversements nombreux opérés par le grand tremblement de terre de 1663 sous l’effet duquel[6] « les clochers des églises (mirabile visu) se pliaient jusqu’à terre, puis se relevaient. »

Regardez à l’entrée de la Baie ; que voyez-vous sur ces vastes sables que la marée montante va bientôt ensevelir dans ses replis ? Sont-ce ces mêmes marsouins blancs, se reposant après les innombrables bascules qu’ils ont faites dans les flots ; ou bien est-ce un essaim de veaux marins échoués et faisant miroiter aux rayons du soleil leurs flancs argentins ? Non. Qu’est-ce donc ? ce sont simplement des oiseaux, mais des oiseaux blancs comme la neige ; ce sont les Goëlands argentés déjeunant en famille. Quelques limaçons, quelques bivalves, quelques mollusques, voilà le matériel de leur frugal repas. Voyez les mâles faire la grosse gorge, se pavaner, coqueter avec leurs fiancées qui reçoivent ces agaceries avec un calme parfait… Bientôt le flot envahissant recouvre les sables ; la bande entière secoue les ailes, fait entendre des glapissements aigus et prend les airs. Ceci a lieu avant et quelquefois pendant la ponte.

Le Goëland est un oiseau méfiant : on ne l’approche qu’en usant de stratagème. Nous l’avons vu à Gaspé descendre comme un trait de la nue et avaler le perfide hameçon appâté de hareng que les pêcheurs laissent à dessein dériver au bout d’une filière derrière leurs embarcations. Des trente-huit espèces connues en Amérique, la plus répandue au Canada, est le Goëland argenté, appelé par les Anglais, Herring Gull à cause de sa voracité pour les harengs. Il hiverne dans la partie méridionale de la province : entr’autres endroits, autour de la Baie de Burlington.[7] Le Prince de Musignano et M. Buch ont fait une étude spéciale des habitudes des Goëlands ; leurs savantes recherches sont trop étendues pour trouver place en cet ouvrage. Le Goëland argenté vit d’œufs, de petits oiseaux et de petits quadrupèdes. Il enlève aussi dans les airs des bivalves qu’il laisse retomber sur les rochers pour en casser la coquille et en déguster le contenu. Audubon vit un Goëland avoir recours à cette ruse par trois reprises différentes et chaque fois en montant à une plus grande hauteur. À certaines périodes de la marée, ils gagnent le large en quête d’aliments, prenant avantage du flux pour partir, et du reflux pour revenir au rivage.

Leur distribution géographique est plus étendue en Amérique que celle d’aucune autre espèce de Goëland. Leur cri est une espèce de jappement qui ressemble aux syllabes hac, hac, hac, cah, cah, cah. Les persécutions des hommes ont été prises au sérieux par ces oiseaux, au point de leur faire changer d’habitudes complétement. Sur les rochers inaccessibles, leurs nids sont placés à terre : mais dès que ces oiseaux ont été molestés pendant qu’ils couvent, ils cherchent la sécurité, en plaçant le berceau de leur progéniture au haut des arbres : c’est ce qu’Audubon remarqua en mai 1833, à l’Île à tête blanche dans la Baie de Fundy. Le propriétaire de cette Île, M. Franckland, informa Audubon que peu d’années auparavant, il avait vu à terre les nids des Goëlands en grand nombre ; que les insulaires ayant pillé ces nids, les vieux Goëlands bâtirent dans les sapins, à dix, vingt, trente et quarante pieds de terre, des nids fort confortables de vingt-quatre à vingt-six pouces de diamètre. Les familles qui ont vu le jour dans ces habitations aériennes ne les quittent que lorsqu’elles peuvent voler, tandis que celles qui sont nées à terre sont aptes à courir après huit jours d’existence. Les œufs sont très recherchés comme comestibles ; la ponte est de trois, de forme et de couleur diverses ; longueur, trois pouces ; largeur, deux pouces. Ils sont d’un jaune couleur de terre avec des taches irrégulières d’un brun foncé.

« Les goëlands sont les corbeaux de la mer, piscivores et carnivores, doués d’une voracité insatiable, peu délicats sur le choix de la nourriture et s’accommodant parfaitement de la domesticité ; ils ont toutes les lâchetés[8] et toutes les utilités de cette espèce. Répandus à profusion sur toutes les plages, ils remplissent avec zèle l’emploi de croque-morts maritimes. Ils sont à l’affût de tous les accidents malheureux qui arrivent sur la mer, comme les corbeaux sont à l’affût de tous les meurtres et de toutes les boucheries de la terre. Ils inspectent avec attention l’intérieur de la lame qui s’élance vers le ciel et saisissent avec une extrême dextérité les petits poissons qu’elle roule. Les marins tirent parti de cette habitude du goëland, en clouant un bout de sardine sur un morceau de planche qu’ils jettent dans le flot. Le goëland qui aperçoit l’appât, se précipite dessus avec acharnement et ne manque jamais de se casser la tête. Son vol puissant et soutenu, lui permet d’entreprendre les plus longues excursions aériennes. Quand les gros temps arrivent, on voit les goëlands se diriger en masses vers les terres pour prévenir les pêcheurs qu’il est l’heure de rentrer. Le vol capricieux et facile du goéland, rasant parfois le flot, s’abaissant et se relevant comme la vague, anime la scène des ondes ; les peintres de marine en abusent quelquefois. »

Le goëland argenté a de longues ailes aiguës ; la queue se compose de douze plumes arrondies. Le bec est jaune vif, avec une tache orangée tirant sur le carmin, vers l’extrémité de la mandibule inférieure ; les bords des paupières, jaune vif ; l’iris, blanc d’argent ; les pieds, couleur de chair ; les ongles, noir-brun. La tête, le cou, les parties inférieures, le croupion et la queue sont d’un blanc pur ; le dos et les ailes, d’un gris-bleu clair, faiblement nuancé de pourpre ; la frange des ailes, et les extrémités de toutes les rémiges sont blanches.

Longueur totale, 23 ; envergure, 53.

La femelle est de taille moindre.

Ces oiseaux couvent sur les îles, de préférence à la terre ferme. Ils nichent de la Baie de Fundy à l’Île Melville dans les régions polaires ; nous avons nous-même remarqué leurs nids en grand nombre sur le Roc Percé ; peut-être les détails que l’on va lire, (déjà livrés à la publicité,) au sujet de ce Roc singulier, auront-ils quelqu’intérêt, attendu qu’ils ont trait à une section du territoire canadien, appelé par une législation récente à jouer, comme port libre, un rôle important dans un avenir peu éloigné.

Dans le lointain on distinguait les arches percées à jour de cette fameuse masse de rochers, qui a prêté son nom à l’établissement voisin. Rien de plus singulier, de plus bizarre, de plus curieux que ce roc Percé, taillé à pic, d’une hauteur de plusieurs centaines de pieds et dont la base se perd dans les eaux. Fier comme un géant, il brave depuis des siècles la rage des tempêtes. Son sommet sourcilleux, inaccessible à tout autre qu’aux habitants des airs, se couvre chaque année d’une riante végétation. Le roc Percé a la forme d’un parallélogramme rectangle. Une barque de pêcheur pouvait à marée haute passer à toute voile sous la plus élevée de ses arches qui étaient au nombre de deux, avant l’éboulis de juin 1846. La surface du rocher n’est pas tout à fait plane ; une extrémité est moins haute que l’autre de quelques pieds, ce qui lui a valu le nom euphonique de « Dos d’âne. »

De judicieux observateurs ont remarqué que ce roc a dû, à quelque époque reculée, faire partie du mont Joly qui l’avoisine ; la pierre paraît être la même et les couches se correspondent dans leur épaisseur et leur direction, ce qui favorise davantage cette hypothèse. En été la partie supérieure de Percé se revêt d’un gazon touffu. Le coup d’œil est vraiment ravissant lorsqu’au moyen d’une lunette d’approche, on aperçoit les myriades d’oiseaux qui viennent déposer leurs œufs sur ce sommet, rendez-vous de la gent emplumée, sur un rayon de dix lieues et plus. C’est là que le noir cormoran, la mauve, le pigeon de mer, le goëland, en un mot tout le gibier aquatique du voisinage tiennent leurs états généraux. Lorsqu’il y a signe de tempête, que l’atmosphère est chargée, c’est le moment d’entendre les cancans, les croassements, le babil de ces locataires aériens. Au sein des brumes d’automne, qui rendent très incertaine la position des vaisseaux que les courants jettent dans ces parages, le bruit de ces volatiles devient d’un secours admirable aux marins : véritables canons d’alarme placés par la nature dans la région des autans, ils enseignent au nautonier l’écueil qu’il doit fuir et le port de sûreté, objet de ses vœux. Mais le temps le plus intéressant pour voir cette colonie, c’est au moment de la ponte. D’abord l’œil découvre une pelouse de verdure : au sein de chaque touffe de gazon, brille le plumage éclatant de blancheur du magnifique goëland tout entier à l’incubation des œufs. On distingue la tête et le dos de ces oiseaux surmontant la verdure comme des flocons d’écume, dans une verte prairie.

Il y a quelque chose d’antique et de vénérable dans ce rocher solitaire, rongé par le temps et immobile contre les coups de la vague en fureur ; au crépuscule, ne dirait-on pas les restes chancelants d’un obélisque égyptien, au milieu des eaux débordées du Nil ; ou bien avec ses arches crénelées, son dôme voûté et cet air de vétusté n’est-ce pas les ruines du temple de Minerve à l’entrée du Pirée ?

FIN.
  1. Tout ce chapitre aurait dû avoir place dans le VIe Ordre, Les Palmipèdes, publié l’année dernière.
  2. No. 661. — Larus argentatus. — Baird.
    Larus argentatus.Audubon.
  3. Kakouanna est le vrai nom du Biarritz du Canada.
  4. Sea breeze.
  5. Les descendants de Fraser’s Highlanders.
  6. Relations des Jésuites.
  7. McElraith.
  8. Ce jugement doit être reformé : car en maintes occurrences, les Geais, les Corneilles et même les oiseaux de proie battent en retraite devant les goëlands. — (Audubon.)