Othon/Acte III
ACTE III.
Scène première.
Ton frère te l’a dit, Albiane ?
Galba choisit Pison, et vous êtes sa femme,
Ou pour en mieux parler, l’esclave de Lacus,
À moins d’un éclatant et généreux refus.
Et que devient Othon ?
De vos trois ennemis affermir la conquête :
Je veux dire assurer votre main à Pison,
Et l’empire aux tyrans qui font régner son nom.
Car comme il n’a pour lui qu’une suite d’ancêtres,
Lacus et Martian vont être nos vrais maîtres ;
Et Pison ne sera qu’un idole sacré[1]
Qu’ils tiendront sur l’autel pour répondre à leur gré.
Sa probité stupide autant comme farouche
À prononcer leurs lois asservira sa bouche ;
Et le premier arrêt qu’ils lui feront donner
Les défera d’Othon, qui les peut détrôner.
Ô Dieux ! que je le plains !
Si vous l’abandonnez à tout ce qu’il doit craindre ;
Mais comme enfin la mort finira son ennui,
Je crains fort de vous voir plus à plaindre que lui.
L’hymen sur un époux donne quelque puissance.
Octavie a péri sur cette confiance.
Son sang qui fume encor vous montre à quel destin
Peut exposer vos jours[2] un nouveau Tigellin[3].
Ce grand choix vous en donne à craindre deux ensemble ;
Et pour moi, plus j’y songe, et plus pour vous je tremble.
Quel remède, Albiane ?
Aimer, et faire voir…
Que l’amour est sur moi plus fort que le devoir ?
Et qui vous fait encor braver par un esclave.
Songez à vos périls, et peut-être à son tour
Ce devoir passera du côté de l’amour.
Bien que nous devions tout aux puissances suprêmes,
Madame, nous devons quelque chose à nous-mêmes ;
Surtout quand nous voyons des ordres dangereux,
Sous ces grands souverains, partir d’autres que d’eux.
Mais Othon m’aime-t-il ?
S’il vous aime ? ah ! Madame.
On a cru que Plautine avait toute son âme.
Autrement Vinius l’auroit-il proposé ?
Auroit-il pu trahir l’espoir d’en faire un gendre ?
En feignant de l’aimer que pouvoit-il prétendre ?
De s’approcher de vous, et se faire en la cour
Un accès libre et sûr pour un plus digne amour.
De Vinius par là gagnant la bienveillance,
Il a su le jeter dans une autre espérance,
Et le flatter d’un rang plus haut et plus certain,
S’il devenoit par vous empereur de sa main.
Vous voyez à ces soins que Vinius s’applique,
En même temps qu’Othon auprès de vous s’explique.
Mais à se déclarer il a bien attendu.
Mon frère jusque-là vous en a répondu.
Tandis, tu m’as réduite à faire un peu d’avance,
À consentir qu’Albin combattît son silence,
Et même Vinius, dès qu’il me l’a nommé,
A pu voir aisément qu’il pourroit être aimé.
C’est la gêne où réduit celles de votre sorte
La scrupuleuse loi du respect qu’on leur porte :
Abaisse les regards, étouffe les soupirs,
Dans le milieu du cœur enchaîne la tendresse[4] ;
Et tel est en aimant le sort d’une princesse,
Que quelque amour qu’elle ait et qu’elle ait pu donner[5],
Il faut qu’elle devine, et force à deviner ;
Quelque peu qu’on lui die[6], on craint de lui trop dire :
À peine on se hasarde à jurer qu’on l’admire ;
Et pour apprivoiser ce respect ennemi,
Il faut qu’en dépit d’elle elle s’offre à demi.
Voyez-vous comme Othon sauroit encor se taire,
Si je ne l’avois fait enhardir par mon frère ?
Tu le crois donc, qu’il m’aime ?
Que vous eussiez pour lui l’amour qu’il a pour vous.
Hélas ! que cet amour croit tôt ce qu’il souhaite !
En vain la raison parle, en vain elle inquiète,
En vain la défiance ose ce qu’elle peut,
Il veut croire, et ne croit que parce qu’il le veut.
Pour Plautine ou pour moi je vois du stratagème,
Et m’obstine avec joie à m’aveugler moi-même.
Je plains cette abusée, et c’est moi qui la[7] suis
Peut-être, et qui me livre à d’éternels ennuis ;
Peut-être, en ce moment qu’il m’est doux de te croire,
De ses vœux à Plautine il assure la gloire :
Peut-être…
Scène II.
Pour vous dire son choix, et le faire approuver.
S’il vous déplaît, Madame, il faut de la constance ;
Il faut une fidèle et noble résistance ;
Il faut…
Allez chercher Othon pour en être témoin.
Scène III.
[8] désola ma famille,
Ma nièce, mon amour vous prit dès lors pour fille ;
Et regardant en vous les restes de mon sang,
Je flattai ma douleur en vous donnant leur rang.
Rome, qui m’a depuis chargé de son empire,
Quand sous le poids de l’âge à peine je respire,
A vu ce même amour me le faire accepter,
Moins pour me seoir si haut que pour vous y porter.
Non que si jusque-là Rome pouvoit renaître,
Qu’elle fût en état de se passer de maître,
Je ne me crusse digne, en cet heureux moment,
De commencer par moi son rétablissement[9] ;
Mais cet empire immense est trop vaste pour elle :
À moins que d’une tête un si grand corps chancelle ;
Et pour le nom des rois son invincible horreur
S’est d’ailleurs si bien faite aux lois d’un empereur,
Qu’elle ne peut souffrir, après cette habitude,
Ni pleine liberté, ni pleine servitude[10].
Elle veut donc un maître, et Néron condamné
Fait voir ce qu’elle veut en un front couronné.
Vindex, Rufus[11], ni moi, n’avons causé sa perte ;
Ses crimes seuls l’ont faite[12], et le ciel l’a soufferte,
Pour marque aux souverains qu’ils doivent par l’effet
Répondre dignement au grand choix qu’il en fait.
Jusques à ce grand coup, un honteux esclavage
D’une seule maison nous faisoit l’héritage.
Rome n’en a repris, au lieu de liberté,
Qu’un droit de mettre ailleurs la souveraineté ;
Et laisser après moi dans le trône un grand homme,
C’est tout ce qu’aujourd’hui je puis faire pour Rome[13].
Prendre un si noble soin, c’est en prendre de vous :
Ce maître qu’il lui faut vous est dû pour époux ;
Et mon zèle s’unit à l’amour paternelle
Pour vous en donner un digne de vous et d’elle.
Jule et le grand Auguste ont choisi dans leur sang,
Ou dans leur alliance, à qui laisser ce rang.
Moi, sans considérer aucun nœud domestique,
J’ai fait[14] ce choix comme eux, mais dans la République[15] :
Je l’ai fait de Pison ; c’est le sang de Crassus,
C’est celui de Pompée, il en a les vertus,
Et ces[16] fameux héros dont il suivra la trace
Joindront de si grands noms aux grands noms de ma race,
Qu’il n’est point d’hyménée en qui l’égalité
Puisse élever l’empire à plus de dignité.
J’ai tâché de répondre à cet amour de père
Par un tendre respect qui chérit et révère,
Seigneur ; et je vois mieux encor par ce grand choix,
Et combien vous m’aimez, et combien je vous dois.
Je sais ce qu’est Pison et quelle est sa noblesse ;
Mais si j’ose à vos yeux montrer quelque foiblesse,
Quelque digne qu’il soit et de Rome et de moi,
Je tremble à lui promettre et mon cœur et ma foi ;
Et j’avouerai, seigneur, que pour mon hyménée
Je crois tenir un peu de Rome où je suis née.
Je ne demande point la pleine liberté,
Puisqu’elle en a mis bas l’intrépide fierté ;
Mais si vous m’imposez la pleine servitude,
J’y trouverai, comme elle, un joug un peu bien rude.
Je suis trop ignorante en matière d’État
Pour savoir quel doit être un si grand potentat ;
Mais Rome dans ses murs n’a-t-elle qu’un seul homme,
N’a-t-elle que Pison qui soit digne de Rome ?
Et dans tous ses États n’en saurait-on voir deux
Que puissent vos bontés hasarder à mes vœux ?
Néron fit aux vertus une cruelle guerre,
S’il en a dépeuplé les trois parts de la terre,
Et si, pour nous donner de dignes empereurs,
Pison seul avec vous échappe à ses fureurs.
Il est d’autres héros dans un si vaste empire ;
Il en est qu’après vous on se plairait d’élire,
Et qui sauroient mêler, sans vous faire rougir,
L’art de gagner les cœurs au grand art de régir.
D’une vertu sauvage on craint un dur empire,
Souvent on s’en dégoûte au moment qu’on l’admire ;
Et puisque ce grand choix me doit faire un époux,
Il seroit bon qu’il eût quelque chose de doux,
Qu’on vît en sa personne également paroître
Les grâces d’un amant et les hauteurs d’un maître,
Et qu’il fût aussi propre à donner de l’amour
Qu’à faire ici trembler sous lui toute sa cour[17].
Souvent un peu d’amour dans les cœurs des monarques[18]
Accompagne assez bien leurs plus illustres marques.
Ce n’est pas qu’après tout je pense à résister :
J’aime à vous obéir, seigneur, sans contester.
Pour prix d’un sacrifice où mon cœur se dispose,
Permettez qu’un époux me doive quelque chose.
Dans cette servitude où se plaît mon desir,
C’est quelque liberté qu’un ou deux à choisir.
Votre Pison peut-être aura de quoi me plaire,
Quand il ne sera plus un mari nécessaire ;
Et son amour pour moi sera plus assuré,
S’il voit à quels rivaux je l’aurai préféré.
Ce long raisonnement dans sa délicatesse
À vos tendres respects mêle beaucoup d’adresse.
Si le refus n’est juste, il est doux et civil.
Parlez donc, et sans feinte, Othon vous plairoit-il ?
On me l’a proposé, qu’y trouvez-vous à dire ?
L’avez-vous cru d’abord indigne de l’empire,
Seigneur ?
J’ai trouvé qu’il falloit lui préférer Pison.
Sa vertu, plus solide et toute inébranlable,
Nous fera, comme Auguste, un siècle incomparable,
Où l’autre, par Néron dans le vice abîmé,
Ramènera ce luxe[19] où sa main l’a formé[20],
Et tous les attentats de l’infâme licence
Dont il osa souiller la suprême puissance.
Othon près d’un tel maître a su se ménager,
Jusqu’à ce que le temps ait pu l’en dégager.
Qui sait faire sa cour se fait aux mœurs du prince ;
Mais il fut tout à soi quand il fut en province ;
Et sa haute vertu par d’illustres effets
Y dissipa soudain ces vices contrefaits.
Chaque jour a sous vous grossi sa renommée ;
Mais Pison n’eut jamais de charge ni d’armée ;
Et comme il a vécu jusqu’ici sans emploi[21],
Je veux croire, en faveur des héros de sa race,
Qu’il en a les vertus, qu’il en suivra la trace,
Qu’il en égalera les plus illustres noms ;
Mais j’en croirois bien mieux de grandes actions.
Si dans un long exil il a paru sans vice,
La vertu des bannis souvent n’est qu’artifice.
Sans vous avoir servi, vous l’avez ramené ;
Mais l’autre est le premier qui vous ait couronné ;
Dès qu’il vit deux partis, il se rangea du vôtre[22] :
Ainsi l’un vous doit tout, et vous devez à l’autre.
Vous prendrez donc le soin de m’acquitter vers lui ;
Et comme pour l’empire il faut un autre appui,
Vous croirez que Pison est plus digne de Rome :
Pour ne plus en douter suffit que je le nomme.
Mais je doute si l’autre est moins digne de moi.
Doutez-en : un tel doute est bien digne d’une âme
Qui voudroit de Néron revoir le siècle infâme,
Et qui voyant qu’Othon lui ressemble le mieux…
Que vos seules bontés de tout mon sort ordonnent :
Je me donne en aveugle à qui qu’elles me donnent.
Mais quand vous consultez Lacus et Martian,
Un époux de leur main me paroît un tyran ;
[23],
Je regarde Pison comme leur créature,
Qui régnant par leur ordre et leur prêtant sa voix,
Me forcera moi-même à recevoir leurs lois.
Je ne veux point d’un trône où je sois leur captive,
Où leur pouvoir m’enchaîne, et quoi qu’il en arrive,
J’aime mieux un mari qui sache être empereur,
Qu’un mari qui le soit et souffre un gouverneur.
Ce n’est pas mon dessein de contraindre les âmes.
N’en parlons plus : dans Rome il sera d’autres femmes[24]
À qui Pison en vain n’offrira pas sa foi.
Votre main est à vous, mais l’empire est à moi.
Scène IV.
Othon, est-il bien vrai que vous aimiez Camille ?
Cette témérité m’est sans doute inutile ;
Mais si j’osois, Seigneur, dans mon sort adouci…
Son amour près de moi vous rend de tels offices,
Que je vous en fais don pour prix de vos services.
Ainsi, bien qu’à Lacus j’aie accordé pour vous
Qu’aujourd’hui de Plautine on vous verra l’époux[25],
L’illustre et digne ardeur d’une flamme si belle
M’en fait révoquer l’ordre, et vous obtient pour elle.
Vous m’en voyez de joie interdit et confus.
Quand je me prononçois moi-même un prompt refus,
Que j’attendois l’effet d’une juste colère,
Je suis assez heureux pour ne vous pas déplaire !
Et loin de condamner des vœux trop élevés…
Vous savez mal encor combien vous lui devez :
Son cœur de telle force à votre hymen aspire,
Que pour mieux être à vous, il renonce à l’empire.
Choisissez donc ensemble, à communs sentiments,
Des charges dans ma cour, ou des gouvernements ;
Vous n’avez qu’à parler.
Seigneur, si la princesse…
Pison n’en voudra pas dédire ma promesse.
Je l’ai nommé César, pour le faire empereur :
Vous savez ses vertus, je réponds de son cœur.
Adieu. Pour observer la forme accoutumée,
Je le vais de ma main présenter à l’armée.
Pour Camille, en faveur de cet heureux lien,
Tenez-vous assuré qu’elle aura tout mon bien :
Je la fais dès ce jour mon unique héritière[26].
Scène V.
Vous pouvez voir par là mon âme toute entière,
Seigneur ; et je voudrais en vain la déguiser,
Après ce que pour vous l’amour me fait oser.
Ce que Galba pour moi prend le soin de vous dire…
Il sait mieux ce qu’il vaut, et n’est pas d’un tel prix
Qu’il le faille acheter par ce noble mépris.
Il se doit opposer à cet effort d’estime
Où s’abaisse pour lui ce cœur trop magnanime,
Et par un même effort de magnanimité,
Rendre une âme si haute au trône mérité.
D’un si parfait amour quelles que soient les causes…
Je ne sais point, Seigneur, faire valoir les choses :
Et dans ce prompt succès dont nos cœurs sont charmés,
Vous me devez bien moins que vous ne présumez.
Il semble que pour vous je renonce à l’empire,
Et qu’un amour aveugle ait su me le prescrire.
Je vous aime, il est vrai ; mais si l’empire est doux,
Je crois m’en assurer quand je me donne à vous.
Tant que vivra Galba, le respect de son âge,
Du moins apparemment, soutiendra son suffrage :
Pison croira régner ; mais peut-être qu’un jour
Rome se permettra de choisir à son tour.
À faire un empereur alors quoi qui l’excite,
Qu’elle en veuille la race, ou cherche le mérite,
Notre union aura des voix de tous côtés,
Puisque j’en ai le sang, et vous les qualités.
Sous un nom si fameux qui vous rend préférable,
L’héritier de Galba sera considérable :
On aimera ce titre en un si digne époux,
Et l’empire est à moi, si l’on me voit à vous.
Ah ! Madame, quittez cette vaine espérance
De nous voir quelque jour remettre en la balance :
S’il faut que de Pison on accepte la loi,
Rome, tant qu’il vivra, n’aura plus d’yeux pour moi ;
Elle a beau murmurer contre un indigne maître,
Elle en souffre, pour lâche ou méchant qu’il puisse être.
Tibère étoit cruel, Caligule brutal,
Claude foible, Néron en forfaits sans égal :
Il se perdit lui-même à force de grands crimes ;
Mais le reste a passé pour princes légitimes.
Claude même, ce Claude et sans cœur et sans yeux,
À peine les ouvrit qu’il devint furieux ;
Et Narcisse et Pallas, l’ayant mis en furie,
Firent sous son aveu régner la barbarie.
Il régna toutefois, bien qu’il se fît haïr,
Jusqu’à ce que Néron se fâchât d’obéir ;
Et ce monstre ennemi de la vertu romaine
N’a succombé que tard sous la commune haine.
Par ce qu’ils ont osé, jugez sur vos refus
Ce qu’osera Pison gouverné par Lacus.
Il aura peine à voir, lui qui pour vous soupire,
Que votre hymen chez moi laisse un droit à l’empire.
Chacun sur ce penchant voudra faire sa cour ;
Et le pouvoir suprême enhardit bien l’amour.
Si Néron, qui m’aimoit, osa m’ôter Poppée[27],
Jugez, pour ressaisir votre main usurpée,
Quel scrupule on aura du plus noir attentat
Contre un rival ensemble et d’amour et d’État.
Il n’est point ni d’exil, ni de Lusitanie[28],
Qui dérobe à Pison le reste de ma vie ;
Et je sais trop la cour pour douter un moment,
Ou des soins de sa haine, ou de l’événement.
Et c’est là ce grand cœur qu’on croyait intrépide !
Le péril, comme un autre, à mes yeux l’intimide !
Et pour monter au trône, et pour me posséder,
Son espoir le plus beau n’ose rien hasarder !
Il redoute Pison ! Dites-moi donc, de grâce,
Si d’aimer en lieu même[29] on vous a vu l’audace,
Si pour vous et pour lui le trône eut même appas,
Êtes-vous moins rivaux pour ne m’épouser pas ?
À quel droit voulez-vous que cette haine cesse
Pour qui lui disputa ce trône et sa maîtresse,
Et qu’il veuille oublier, se voyant souverain,
Que vous pouvez dans l’âme en garder le dessein ?
Ne vous y trompez plus : il a vu dans cette âme
Et votre ambition et toute votre flamme,
Et peut tout contre vous, à moins que contre lui
Mon hymen chez Galba vous assure un appui.
Sa haine sera douce à mon âme enflammée ;
Et tout mon sang n’a rien que je veuille épargner,
Si ce n’est que par là que vous pouvez régner.
Permettez cependant à cet amour sincère
De vous redire encor ce qu’il n’ose vous taire :
En l’état qu’est Pison, il vous faut aujourd’hui
Renoncer à l’empire, ou le prendre avec lui.
Avant qu’en décider, pensez-y bien, Madame ;
C’est votre intérêt seul qui fait parler ma flamme.
Où peut-être avez-vous moins pensé qu’il ne faut.
Peut-être en un moment serez-vous détrompée ;
Et si j’osois encor vous parler de Poppée,
Je dirois que sans doute elle m’aimoit un peu,
Et qu’un trône alluma bientôt un autre feu.
Le ciel vous a fait l’âme et plus grande et plus belle ;
Mais vous êtes princesse, et femme enfin comme elle.
L’horreur de voir une autre au rang qui vous est dû,
Et le juste chagrin d’avoir trop descendu,
Presseront en secret cette âme de se rendre
Même au plus foible espoir de le pouvoir reprendre.
Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ;
Mais l’empire en tout temps a de quoi les charmer.
L’amour passe, ou languit ; et pour fort qu’il puisse être,
De la soif de régner il n’est pas toujours maître.
Je ne sais quel amour je vous ai pu donner,
Seigneur ; mais sur l’empire il aime à raisonner :
Je l’y trouve assez fort, et même d’une force
À montrer qu’il connoît tout ce qu’il a d’amorce,
Et qu’à ce qu’il me dit touchant un si grand choix,
Il a daigné penser un peu plus d’une fois.
Je veux croire avec vous qu’il est ferme et sincère,
Qu’il me dit seulement ce qu’il n’ose me taire ;
Mais à parler sans feinte…
Ah ! Madame, croyez…
Et vous, pour vous donner quelque peu plus[30] de joie,
Vous en croirez Plautine à qui je vous renvoie.
Je n’en suis point jalouse, et le dis sans courroux :
Vous n’aimez que l’empire, et je n’aimois que vous.
N’en appréhendez rien, je suis femme, et princesse,
Sans en avoir pourtant l’orgueil ni la foiblesse ;
Et votre aveuglement me fait trop de pitié
Pour l’accabler encor de mon inimitié[31].
Que je vois d’appareils, Albin, pour ma ruine !
Seigneur, tout est perdu, si vous voyez Plautine.
Allons-y toutefois : le trouble où je me voi
Ne peut souffrir d’avis que d’un cœur tout à moi.
- ↑ Au temps de Corneille le genre du mot idole était douteux. Voyez le Lexique.
- ↑ L’édition de 1666 porte un jour, pour vos jours.
- ↑ Sophonius Tigellinus, favori de Néron. Nous le voyons dans les Annales de Tacite (livre XIV, chapitre lx) presser les femmes d’Octavie, que Poppée veut perdre, de calomnier leur maîtresse. Othon, devenu empereur, lui envoya l’ordre de mourir, et il se coupa la gorge.
- ↑ Var. Dans le milieu du cœur enchaîne sa tendresse. (1665 et 66)
- ↑ Ce vers est imprimé ainsi dans l’édition originale (1665) :
Que quelque amour qu’elle aye et qu’elle ait pu donner ;
comme si l’orthographe de l’auxiliaire à ce temps était aye devant une voyelle et ait devant une consonne. De nombreux exemples paraissent confirmer cette règle dans les anciennes éditions, mais elles en offrent beaucoup aussi qui les contredisent. Ici, toutes les éditions postérieures à 1665 ont ait aux deux endroits. - ↑ Ici encore Thomas Corneille a changé die en dise.
- ↑ Voltaire a changé la en le.
- ↑ Suétone (chapitre v) nous apprend que Galba avait perdu deux fils.
- ↑ Si immensum imperii corpus stare ac librari sine rectore posset, dignus eram a quo respublica inciperet. (Tacite, Histoires, livre I, chapitre xvi, Discours de Galba à Pison.)
- ↑ Imperaturus es hominibus qui nec totam servitutem pati possunt, necn totam libertatem. (Ibidem.)
- ↑ Julius Vindex s’était révolté contre Néron dans les Gaules ; Virginius Rufus, qui commandait en Germanie, avait battu Vindex, mais ses soldats lui avaient offert l’empire à lui-même.
- ↑ Sit ante oculos Nero, quem longa Cæsarum serie tumentem, non Vindex cum inermi provincia, aut ego cum una legione, sed sua immanitas, sua luxuria cervicibus publicis depulere. (Tacite, Histoires, livre I, chapitre xvi.)
- ↑ Nunc eo necessitatis jampridem ventum est, ut nec mea senectus conferre plus populo romano possit quam bonum successorem, nec tua plus juventa quam bonum principem. Sub Tiberio et Caio et Claudio, unius familia quasi hereditas fuimus : loco libertatis erit, quod cligi cœpimus. (Ibidem.)
- ↑ Par une singulière erreur, les éditions de 1665, de 1666 et de 1668 portent : Fut fait ; et l’édition de 1682 : Eut fait, pour J’ai fait.
- ↑ Augustus in domo successorem quæsivit ; ego in republica. (Tacite, Histoires, livre I, chapitre xv.) Pour les vers suivants, voyez le commencement de ce même chapitre xv.
- ↑ L’édition de 1682, encore par erreur évidemment, donne ce, au lieu de ces.
- ↑ Var. Qu’à faire ici trembler sous lui toute la cour. (1665 et 66)
- ↑ Var. Souvent un peu d’amour dans le cœur des monarques. (1665-68)
- ↑ On lit le luxe, et non ce luxe, dans l’édition de 1692.
- ↑ Voyez plus haut, vers 606, p. 601, et la note 1.
- ↑ Galba dit à Pison dans le discours plusieurs fois cité (chapitre xv), qu’il l’appelle du sein du repos à ce rang suprême qu’il a lui-même obtenu par la guerre… Ut principatum… bello adeptus, quiescenti offeram. Plus loin, au chapitre xlviii du livre Ier des Histoires, Tacite nous apprend que Pison avait été longtemps exilé : diu exsul.
- ↑ Voyez plus haut, p. 576, vers 31 et suivants.
- ↑ L’édition de 1682 porte conjecture, pour conjoncture.
- ↑ Les maximes de ce genre sur la facilité avec laquelle on remplace un amant ou une maîtresse sont fréquentes dans le théâtre de Corneille :
En la mort d’un amant vous ne perdez qu’un homme,
Dont la perte est facile à réparer dans Rome.(Horace, acte IV, scène III.)
Vous trouverez dans Rome assez d’autres maîtresses.(Polyeucte, acte II, scène I.) - ↑ Var. Qu’aujourd’hui de Plautine on vous verroit l’époux. (1665-68)
- ↑ Var. Je la fais de ce jour mon unique héritière. (1665)
- ↑ Tacite, dans le portrait déjà cité plus haut, au vers 620 (p. 601, note 1), s’exprime ainsi au sujet de Poppée : Gratus Neroni, æmulatione luxus ; eoque jam Poppæam Sabinam, principale scortum, ut apud conscium libidinum, deposuerat, donec Octaviam uxorem amoliretur : mox suspectum in eadem Poppæa, in provinciam Lusitaniam, specie legationis, seposuit. (Histoires, livre I, chapitre xiii.)
- ↑ Prægravem se Neroni fuisse ; nec Lusitaniam rursus et alterius exsilii honorem exspectandum. (Tacite, Histoires, livre I, chapitre xxi.)
- ↑ Aimer en lieu même, aimer en même lieu, aimer la même femme que Pison.
- ↑ Le mot plus est omis dans l’édition de 1682, aussi bien que dans celle de 1692.
- ↑ Thomas Corneille (1692) ajoute ici les mots : Elle sort. Voltaire (1764) fait de ce qui suit une scène à part, la vie.