Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XVI

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XVI

Comment le capitaine Barthélemy rencontra de vieux amis.

La nuit était sombre, la brise fraîche depuis deux jours déjà ; l’escadre flibustière avait atteint les atterrissages de Carthagène mais elle n’osait s’approcher de la côte avant que d’avoir des nouvelles certaines de ce qui se passait à terre et elle louvoyait à longs bords à cinq lieues au large de la rade.

Le timonier de quart à bord de la Taquine piqua deux coups doubles, c’est-à-dire dix heures ; cette sonnerie fut immédiatement répétée sur le Mutin, le brick matelot de la frégate.

En ce moment un homme parut sur le pont de la Taquine.

Cet homme était soigneusement enveloppé dans un lourd caban, dont le capuchon, relevé sur sa tête, empêchait de distinguer les traits.

En l’apercevant, l’officier de quart donna un ordre à voix basse. Le navire vint aussitôt au vent ; les matelots s’élancèrent ; la frégate masqua son grand hunier.

Elle était en panne.

L’homme dont nous parlons monta silencieusement dans une embarcation, où déjà se trouvaient rangés une douzaine de Frères de la Côte, tous bien armés ; l’embarcation fut doucement affalée à la mer, les matelots bordèrent les avirons, et le canot s’éloigna du navire, qui avait repris la bordée du large.

Nous l’avons dit, la nuit était sombre, la mer dure et clapoteuse, la haute voilure de la frégate et celle moins importante du brick ne tardèrent pas à disparaître toutes deux dans les ténèbres, et l’embarcation se trouva seule, piquant droit vers la terre qui s’étendait comme une immense ligne noire à l’horizon.

Deux hommes étaient assis dans la chambre d’arrière de l’embarcation : l’Olonnais, et celui qui portait un caban, Ourson Tête-de-Fer, lui-même.

— Rentrez les avirons, enfants ; commanda l’Olonnais au bout d’un instant, dressez le mât, hissez la voile.

Cinq minutes plus tard, le canot courait bâbord amures, coquettement penché sur le sommet des lames qu’il semblait à peine effleurer dans sa course rapide.

Deux heures s’écoulèrent pendant lesquelles, à part quelques ordres donnés par l’Olonnais, pas un mot ne fut prononcé à bord.

Cependant la côte grandissait pour ainsi dire à vue d’œil.

Déjà même, le canot était si rapproché de la terre, que malgré l’obscurité, il était facile d’en distinguer les capricieux contours.

Les deux Frères de la Côte se consultèrent un instant à voix basse ; puis l’Olonnais ordonna de serrer la voile, d’abattre le mât et de reprendre les avirons.

Tout à coup, tandis que s’exécutait cette manœuvre, un point rougeâtre apparut à une courte distance de l’embarcation, et, une voix rauque cria en français :

— Ho ! du canot ; ho !

— Holà ! répondit aussitôt le capitaine.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura l’Olonnais ; c’est singulier, il me semble que je connais cette voix.

— Moi aussi, répondit Ourson Tête-de-Fer ; d’ailleurs nous allons bien voir ; et, mettant ses deux mains en porte-voix à sa bouche : Qui vive ? cria-t-il.

— Frère de la Cote ! répondit-on aussitôt avec un accent joyeux auquel il était impossible de se tromper.

— Quelle espèce de navire ? reprit Ourson.

— Pirogue indienne avec un homme dedans.

— Accoste.

— Soyez parés à me recevoir.

Cette recommandation était superflue ; les flibustiers dont la curiosité était éveillée par cette singulière rencontre, se tenaient aux aguets.

Bientôt les deux canots se trouvèrent côte à côte, et sans attendre qu’on l’y invitât, l’homme qui montait la pirogue sauta légèrement dans la chambre d’arrière de la chaloupe.

L’Olonnais démasqua aussitôt l’âme d’une lanterne sourde :

— Barthélémy ! s’écria-t-il avec surprise.

— L’Olonnais ! Ourson ! répondit joyeusement celui-ci. Pardieu ! c’est avoir du bonheur ; soyez les bien-arrivés, Frères, ajouta-t-il, en leur tendant ses deux mains que les flibustiers pressèrent affectueusement.

— Ah ça, tu nous avais donc reconnus ? demanda Ourson.

— Pardieu ! depuis hier je vous surveille ; malheureusement je n’ai pu venir que cette nuit.

— Et comment te trouves-tu dans ces parages ? fit l’Olonnais.

— Ce récit serait un peu long à te faire en ce moment.

— Nous te croyions mort ! ajouta Ourson.

— Je l’ai échappé belle ; mais, grâce à Dieu, me voilà frais, dispos et tout à votre service, Frères.

— Nous y comptons bien, dirent ensemble les deux flibustiers.

— De ton côté, si tu as besoin de nous, parle, ajouta Ourson.

— J’accepte de grand cœur, fit Barthélemy, et maintenant où allez-vous ?

— Nous cherchons un endroit favorable pour débarquer sans être vus, afin de nous orienter et d’avoir des nouvelles.

— En ce cas, donne-moi la barre, l’Olonnais. Souquez, vous autres, ajouta-t-il, en s’adressant à l’équipage, dans un quart d’heure nous serons au plein.

— À quoi bon pousser plus avant, puisque te voila et que tu peux nous donner tous les renseignements dont nous avons besoin ? fit observer l’Olonnais.

— Je puis, en effet, vous donner ces renseignemënts ; mais c’est égal, croyez-moi, Frères, abordez.

— Avant partout, alors et à la grâce de Dieu !

Les nageurs se courbèrent sur leurs avirons, qui plièrent comme des branches de saule, et la chaloupe vola comme une mouette, sur la mer ; un flibustier était passé dans la légère pirogue indienne et nageait dans les eaux de la grande embarcation.

— Maintenant, dis-moi… commença Ourson Tête-de-Fer.

— Chut ! interrompit péremptoirement Barthélemy ; nous causerons à terre ; j’ai besoin en ce moment de toute mon intelligence pour ne pas me fourvoyer.

Depuis un instant la chaloupe naviguait dans des eaux dormantes ; un dôme de feuillage s’étendit bientôt au-dessus d’elle ; elle se trouvait au milieu d’un palétuvier ; un léger choc se fit sentir à l’avant ; puis un grincement, et ce fut tout.

L’embarcation demeura immobile.

— Nous sommes arrivés, dit Barthélémy ; vous êtes si bien cachés ici que vous pourriez y rester pendant quinze jours sans risquer d’être découverts ; du reste, cette partie de la côte est complètement inhabitée. Amarrez-vous au tronc d’un arbre ; laissez un homme à la garde du canot et suivez-moi.

Les flibustiers obéirent et avancèrent à tâtons, car l’obscurité était épaisse mais bientôt ils sentirent la terre sous leurs pieds ; l’Olonnais remit sa lanterne à Barthélemy.

— Eh ! mais nous sommes dans une grotte, s’écria l’Olonnais ; c’est charmant.

Ils se trouvaient en effet dans une grotte naturelle.

Après avoir fait plusieurs détours, la lueur d’un feu leur apparut tout à coup.

Les flibustiers hésitèrent, ne sachant pas s’il serait prudent à eux de s’enfoncer plus avant.

— Avancez sans crainte ; c’est moi qui ait allumé ce feu avant de prendre la mer : chauffez-vous, Frères, dit Barthélemy.

Les flibustiers ne se firent pas répéter l’invitation ; la nuit était glaciale.

Mais Barthélemy connaissait à fond les devoirs de l’hospitalité ; les Frères de la Côte poussèrent de joyeuses exclamations en apercevant plusieurs paniers remplis de vivres et de liqueurs auxquels, sur l’invitation du flibustier, ils se hâtèrent de faire fête.

— Maintenant, Frères, dit Barthélemy, buvez, mangez, dormez sans crainte ; vous êtes ici en sûreté. Puis, se tournant vers Ourson : Tout à l’heure, Frère, tu m’as demandé des renseignements, ajouta-t-il ; ces renseignements, je suis prêt à te les donner.

— Parle, répondit aussitôt le capitaine.

— Pas ici ; ce que j’ai à te dire ne doit être entendu que de toi seul.

Ourson regarda Barthélemy avec surprise.

— Suis-moi, reprit le boucanier ; tu auras bientôt l’explication de mes paroles.

Le capitaine, après avoir fait a voix basse quelques recommandations particulières à l’Olonnais, prit son fusil :

— Je suis prêt, Frère, dit-il à Barthélemy.

— Viens donc.

Ils sortirent de la grotte et presque aussitôt ils se trouvèrent devant une montagne au sommet et sur les flancs de laquelle s’étagaient les maisons d’un charmant village.

— Avant d’aller plus loin, dit le boucanier en s’arrêtant, j’ai quelques questions à t’adresser ; es-tu disposé à me répondre ?

— Certes, matelot ; je sais que tu es un cœur loyal et un véritable Frère de la Côte.

— Merci ; as-tu reçu il y a un mois environ, au Port-Margot, un billet, ne contenant que trois mots et portant l’empreinte d’un cachet que seul tu peux connaître ?

— Je l’ai reçu, Frère.

— Ton arrivée ici se rattache-t-elle à la réception de ce billet, ou bien est-ce le hasard seul qui t’a conduit sur cette côte ?

— Aussitôt ce billet reçu, j’ai organisé une expédition et je suis parti pour Carthagène.

— Dans quel but ?

— Dans celui de venir sans perdre de temps en aide à la personne qui réclamait mon secours, et de sacrifier ma vie, s’il le faut, pour la sauver, répondit Ourson avec émotion.

— Bien, frère ; je sais ce que je voulais savoir ; maintenant, suis-moi.

— Où allons-nous ?

— Sois fort. Je te conduis près de la personne qui t’a écrit ; c’est moi qui, par son ordre, t’ai fait passer le billet.

— Oh ! si cela est vrai, Frère ?… s’écria le capitaine.

— Doutes-tu de ma parole ?

— Non, non. Pardonne-moi, Frère, je suis fou ; marchons.

Ils s’engagèrent alors à grands pas dans le sentier qui conduisait au village.

Il était deux heures du matin.