Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XVII

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XVII

Comment Ourson Tête-de-Fer, grâce à son matelot, eut une fort agréable surprise.

Les deux hommes marchaient d’un pas allongé, aussi ne leur fallut-il que quelques minutes pour atteindre le village.

Les rues étaient sombres, silencieuses et désertes.

Seuls quelques chiens troublés dans leur sommeil, saluaient d’un long hurlement le passage des Frères de la Côte, puis se rendormaient.

Barthélemy tourna la maison du gouverneur et au bout de quelques minutes, il s’arrêta devant une porte basse percée dans le mur du jardin et à demi enfouie sous les plantes grimpantes, qui du sommet du mur tombaient en vertes spirales presque jusqu’à terre.

— Nous voici arrivés, cher ami, dit-il à son compagnon.

— Entrons, répondit vivement Ourson Tête-de-Fer.

— Rien ne presse, la personne qui doit nous introduire ne sera pas derrière cette porte avant un quart d’heure.

— On nous attend donc ? demanda Ourson avec un secret battement de cœur.

— On m’attend, moi, Frère ; quant à toi, on n’ose pas espérer si promptement ta présence. Mais viens avec moi dans ce bosquet d’orangers et de limoniers, nous serons à l’abri des regards indiscrets et nous pourrons, tout à notre aise, causer de nos affaires.

Ourson suivit son compagnon sans répondre, puis, lorsque tous deux se furent assis commodément sur l’herbe, Barthélemy reprit la conversation d’une voix contenue.

— Quelle est ton intention en venant sur cette côte, avec deux navires sans doute chargés de monde ?

— Je te répondrai nettement, Frère, et loyalement selon ma coutume. J’aime doña Elmina ; cet amour, elle l’ignore ; cependant, lorsque je me séparai d’elle, je lui jurai que si un jour elle avait besoin de ma vie, cette vie lui appartenait ; que, sur un signe, j’accourrais à son secours. Elle m’a appelé, je suis venu.

— Tu sais que son père veut la marier ?

— Oui, avec un Mexicain.

— Le connais-tu, ce Mexicain ?

— Comment le connaîtrais-je ?

— C’est juste. Lorsque tu auras accompli la tâche que tu t’imposes, quelle récompense attends-tu de ton dévouement ?

— Aucune, Frère ; répondit le capitaine en hochant la tête avec mélancolie ; je n’espère rien, je n’ose descendre en moi-même ni interroger mon cœur, je deviendrais fou ; j’aime, je souffre, voilà tout.

Barthélemy lui serra la main.

Il y eut un long silence.

— À propos, dit tout à coup le boucanier, qu’est devenu ton ancien maître ?

— Boute-Feu ?

— Oui.

— Il été condamné par le conseil de la flibuste et est mort abandonné sur l’îlot du Requin.

— Tu es bien sûr qu’il est mort ?

— Supposerais-tu le contraire ?

— Je ne suppose rien. Frère ; Dieu m’en garde ! seulement, à mon avis, il me semble que ce n’est pas assez d’écraser la tête du serpent, qu’il faut encore la lui arracher pour être bien certain qu’il a cessé de vivre.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne puis quant à présent te parler plus clairement ; j’ai donné ma parole, et tu sais Ourson que je n’y manque jamais. Ne m’interroge donc pas davantage ; mais, un dernier conseil : quoi que tu fasses, sois prudent.

— Merci, Frère.

— Maintenant, levons-nous et viens ; on doit nous attendre.

Ils se levèrent aussitôt et se rapprochèrent de la porte, contre laquelle Barthélemy gratta légèrement.

Une voix douce fit entendre ce seul mot :

— Foi !

— Espérance, répondit aussitôt le Frère de la Côte.

La porte s’entr’ouvrit, les deux hommes se glissèrent par l’entre-bâillement.

— Vous n’êtes pas seul, capitaine ? s’écria doña Lilia avec un léger cri de surprise et presque de frayeur.

— Rassurez-vous, señorita, dit respectueusement le flibustier : ainsi que je vous l’avais presque promis, je vous amène le capitaine Ourson Tête-de-Fer.

— Vous êtes bon et je vous remercie, señor, reprit la jeune fille avec émotion ; et, s’inclinant avec grâce devant les deux hommes : Suivez-moi, señores, ajouta-t-elle ; Elmina n’osait espérer tant de bonheur. Ne craignez aucune surprise : tout le monde dort dans la maison.

Les flibustiers s’inclinèrent et marchèrent à grands pas derrière la jeune fille, qui courait joyeuse devant eux.

Ils arrivèrent à l’entrée d’un bosquet où doña Elmina se tenait immobile, anxieuse et pâle, la tête penchée en avant, le regard fixe essayant sans doute de sonder les ténèbres et de se rendre compte des bruits vagues qui depuis quelques instants frappaient son oreille.

— Vous ! s’écria-t-elle avec une indicible émotion en apercevant le capitaine.

Celui-ci s’arrêta, mit un genou en terre et se découvrant respectueusement :

— Vous m’avez appelé, señorita, dit-il, me voici.

La jeune fille porta la main a son cœur et s’appuya contre la charmille.

Doña Lilia s’élança pour la soutenir, mais doña Elmina repoussa doucement sa cousine, et tendant la main au capitaine :

— Relevez-vous, señor, lui dit-elle d’une voix tremblante, cette posture appartient aux suppliants et non aux libérateurs ; mon cœur ne m’a pas trompée, je comptais sur vous.

Ourson se releva après avoir imprimé un respectueux baiser sur la main de la jeune fille, et s’inclinant devant elle :

— Disposez de moi, señorita ; dites-moi comment je puis vous servir. Je vous le jure, si grands que soient les obstacles, les périls, Dieu sera avec moi et quoi qu’il arrive je vous délivrerai de vos ennemis.

– Je n’ai qu’un ennemi, señor, répondit-elle avec tristesse, mais hélas ! cet ennemi peut tout à Carthagène.

— Je croyais que votre père commandait seul dans cette ville.

— C’est vrai señor, mais cet homme, ou plutôt ce démon, s’est emparé de l’esprit de mon père ; don José Rivas ne voit et ne pense plus que par lui ; il y a un mois, à peine, dans cette maison même où nous sommes en ce moment, il lui a accordé ma main.

— Et cet homme, dit-il vivement, vous ne l’aimez pas, señorita ?

— Moi s’écria la jeune fille en frissonnant, je le hais, il m’épouvante, je mourrai plutôt que de lui appartenir.

Le capitaine se redressa, et lançant autour de lui un regard plein d’éclairs :

— Rassurez-vous, señorita, vous n’épouserez pas cet homme, dit-il, il est condamné, il mourra ; n’est-il pas Mexicain ?

— Il passe pour tel.

— Supposez-vous donc… ?

— Il ressemble à s’y méprendre à un autre homme.

— Et cet autre homme ?

— Vous le connaissez.

— Moi ?

— Oui, souvenez-vous de la partie terrible que vous avez jouée contre un boucanier dont j’étais la prisonnière.

— Mais ce boucanier est mort, señorita.

— Est-il mort ? en êtes-vous sûr ?

— Oh ! capitaine, dit timidement doña Lilia en se pressant tremblante contre sa compagne ; c’est lui, ce doit être lui, une telle ressemblance est impossible.

Un nuage passa sur le front du capitaine ; il se tourna lentement vers Barthélemy, qui se tenait à deux ou trois pas en arrière, appuyé sur son fusil, et, lui tendant la main :

— Frère, lui dit-il avec tristesse, tu dois savoir toute la vérité, toi, pourquoi donc refuses-tu de parler ?

À cette interrogation subite et si nettement formulée, le flibustier tressaillit, un tremblement nerveux agita tout son corps ; il pâlit, et frappant la terre de la crosse de son fusil :

— Pourquoi me demander cela, Frère, dit-il d’une voix étranglée, lorsque tu sais que je ne puis te répondre ?

— Pardonne-moi, Barthélemy, j’ai eu tort, dit franchement le capitaine, mais j’en sais assez maintenant pour prendre mes mesures. Señorita, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, comment se nomme cet homme ?

— Don Enrique Torribio Moreno.

— C’est bien cela, murmura Ourson Tête-de-Fer. Et quand doit avoir lieu cette union ? reprit-il.

— L’époque n’est pas encore fixée, mais elle ne saurait tarder longtemps à l’être.

— Je vous le répète, señorita : rassurez-vous ce mariage ne se fera pas, je le jure sur mon honneur.

— Hélas ! que pouvez-vous faire contre tant d’ennemis, vous, étranger, presque seul dans ce pays ? J’ai eu tort de vous appeler à mon aide ; laissez-moi accomplir ma triste destinée ; n’entamez pas cette redoutable partie, je vous en supplie, capitaine.

— Señorita, lorsqu’un homme comme moi a fait un serment, aucune puissance humaine ne saurait l’empêcher de le tenir.

— Mais vous risquez votre vie pour moi qui appartiens à une race étrangère, ennemie.

— Señorita, ma vie est trop peu de chose pour qu’il me convienne de la ménager, lorsqu’il s’agit de votre bonheur.

— Et si je ne veux pas que vous mouriez, moi ! s’écria la jeune fille avec égarement.

— Dieu décidera, señorita, répondit tristement le capitaine ; je vous le jure, je vous sauverai ou je périrai ; Dieu vous garde ! Maintenant permettez-moi de prendre congé de vous ; bientôt, je l’espère, j’aurai le bonheur de vous revoir ; espérez, señorita.

Il salua alors respectueusement les jeunes filles et à grands pas, s’éloigna accompagné par Barthélemy et suivi de doña Lilia, qui leur montrait le chemin.

Demeurée seule, doña Elmina resta un instant immobile puis tout à coup elle tomba sur les genoux, joignit les mains, et, levant vers le ciel ses yeux baignés de larmes :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t’elle, protégez-le ! je l’aime !

Et elle roula évanouie sur le sol.