Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XX

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XX

Où don Torribio Moreno s’aperçoit que ses pressentiments ne le trompaient pas.

À peine débarqué, don Torribio se rendit au palais du gouverneur.

Le valet de chambre de confiance de don José Rivas de Figaroa se présenta aussitôt, et annonça au Mexicain que son maître, après l’avoir longtemps attendu, ne le voyant pas arriver et supposant que probablement quelque motif grave l’avait retenu, s’était enfin décidé à se rendre à sa maison de campagne où il priait le señor don Torribio Moreno de le rejoindre au plus vite ; car il avait à lui communiquer des nouvelles de la plus haute importance.

Don Torribio Moreno se fit seller un cheval et aussitôt il partit au galop, dans l’espoir de rejoindre don José, qui, au dire du valet de chambre, n’avait quitté Carthagène que depuis vingt minutes à peine.

Tout en galopant, le Mexicain réfléchissait.

Quelles étaient ces nouvelles importantes que don José Rivas voulait lui communiquer ?

Avait-il donc déjà connaissance de l’arrivée des flibustiers dans les eaux de Carthagène ?

Cependant son cheval avançait rapidement et gagnait du terrain ; lorsqu’arrivé à quelque distance du village, quand don Torribio Moreno contraint de ralentir l’allure de sa monture, à cause de l’escarpement de la route tourna la tête, et dirigea machinalement les yeux sur la mer, dont l’immense nappe bleue s’étendait à sa droite jusqu’aux dernières limites de l’horizon, il jeta tout à coup un cri de surprise et s’arrêta, pâle effaré, tremblant.

À trois portées de canon de la côte tout au plus, une magnifique frégate, toutes voiles au vent, louvoyait bord sur bord.

Il ne fallut qu’un regard à l’ancien boucanier pour la reconnaître.

— La Taquine ! murmura-t-il avec effroi en épongeant la sueur qui inondait son front pâle, la Taquine, la frégate de Ourson Tête-de-Fer ! Barthélemy m’a trompé ! Il me trahit ! C’est Ourson Tête-de-Fer, c’est lui en personne qui commande l’expédition ! Il me sait donc ici ! Oh ! mes pressentiments ! Il n’y a plus à hésiter, il me faut coûte que coûte, prendre l’avance sur eux. Je suis perdu si je ne les perds !

En, enfonçant avec rage, les éperons aux flancs de son cheval qui hennit de douleur, l’ancien flibustier partit ventre à terre.

Si rapide que fût sa course, don Torribio atteignit cependant l’habitation sans avoir rejoint don José Rivas.

En pénétrant dans le patio, il aperçut plusieurs chevaux tenus en bride par des noirs.

Don Torribo mit pied à terre.

— Palombo, demanda-t-il à un esclave, le señor gobernator est-il ici ?

— Oui, mi amo, répondit le noir, il arrive à l’instant ainsi que le señor colonel don Lopez Aldao.

— Le colonel don Lopez est ici ?

— Oui, mi amo.

— C’est étrange, murmura don Torribio Moreno à part lui. Où sont-ils, Palombo ? demanda-t-il au nègre.

— Dans le salon avec les niñas.

Le Mexicain jeta au nez du nègre la bride de son cheval et il s’élança dans le maison.

Au moment où il ouvrait la porte du salon, une main se posa sur son épaule.

Il se retourna et aperçut penché vers lui la figure narquoise de Barthélemy, qu’il était loin de supposer aussi près.

— Toi ici ? s’écria-t-il.

— Tu y es bien, répondit le boucanier d’un air goguenard.

— Moi, cela se conçoit, mais toi ? m’expliqueras-tu… ?

— Tout a l’heure, cher ami, tout à l’heure, reprit-il avec son même accent railleur, entrons toujours, j’ai des nouvelles.

— Ah çà, tout le monde a donc des nouvelles aujourd’hui ?

— Il paraît, fit légèrement le boucanier.

Et sans plus attendre, il ouvrit lui-même la porte en souriant de cet air moitié figue, moitié raisin, qui avait le privilège de donner le frisson au Mexicain.

Ils entrèrent.

Le gouverneur et le commandant de la garnison de Carthagène, don Lopez Aldao, étaient debout au milieu du salon : ils causaient avec doña Elmina et doña Lilia.

La conversation semblait être fort animée et montée sur un ton presque menaçant.

En apercevant don Torribio, doña Elmina se tourna vivement vers lui.

— Devant cet homme, s’écria-t-elle, puisque le hasard ou plutôt Dieu, l’amène ici, je vous dirai, mon père, que jamais je ne consentirai à être sa femme.

— Ma fille ! interrompit don José en frappant du pied avec colère, prenez garde.

— Señorita ! au nom du ciel ! murmura don Torribio Moreno, que se passe-t-il donc ?… j’arrive à l’instant même… j’ignore complètement…

— Taisez-vous, señor ! s’écria la jeune fille avec violence, de quel droit osez-vous élever la voix ici ?

— Assez, ma fille ! s’écria don José ; vous épouserez don Torribio, je le veux.

— Non mon père, s’écria la jeune fille avec une énergie croissante, je mourrai plutôt que de consentir à devenir la femme d’un pareil misérable !

— Señorita ! s’écria don Torribio tout interloqué d’une si rude attaque et qui ne savait pas quelle contenance tenir.

Barthélemy riait sournoisement de la mine piteuse de son ami.

Doña Lilia essayait de donner courage à sa cousine et de la protéger contre la colère de son père.

Celui-ci aux dernières paroles de sa fille, eut un mouvement de rage terrible et faisant un geste de menace.

— Malheureuse ! s’écria-t-il, oserez-vous donc résister à ma volonté !

— Je ne veux pas épouser cet homme, reprit-elle d’une voix brisée par la douleur.

— Vous l’épouserez, vous dis-je, ou sinon…

— Tuez-moi donc alors ! s’écria-t-elle avec un accent de désespoir inexprimable.

— Je vous répète, s’écria don José, en lui serrant le bras avec force, je vous répète que vous épouserez don Torribio Moreno !

La porte du salon s’ouvrit avec fracas, un homme parut sur le seuil, escorté de deux chiens énormes et de deux sangliers.

Tous les assistants poussèrent, en l’apercevant, un cri de surprise et d’effroi.

Cet homme était Ourson Tête-de-Fer.

Il portait son costume de boucanier et tenait son fusil à la main.

Le flibustier fit deux pas en avant, et, d’une voix calme :

— Vous vous trompez señor, dit-il, doña Elmina n’épousera pas ce misérable.

Il y eut un moment de stupeur.

À l’entrée du capitaine, Barthélemy était allé sans affectation se placer devant la porte de façon à fermer le passage.

— Un flibustier, un ladron ici ! s’écrièrent les deux Espagnols en portant vivement la main a leur épée.

— Pas de cris, pas de menaces, reprit Ourson Tête-de-Fer toujours impassible. Señor don José Rivas, connaissez-vous bien l’homme dont vous prétendez faire votre gendre ?

— Mais il me semble… murmura l’Espagnol dompté malgré lui par l’accent ferme et loyal du Frère de la Côte.

— Vous avez courte mémoire, caballero, continua sévèrement Tête-de-Fer. Cet homme qui vous a indignement volé toute votre fortune au jeu, qui feint aujourd’hui de vouloir épouser votre fille, et qui vous trompe, car il est marié depuis longtemps déjà dans son pays, cet homme je vais vous dire qui il est, moi.

— Avant tout, reprit don José avec hauteur, car il avait repris tout son sang-froid et toute sa puissance sur lui-même, dites-moi qui vous êtes vous-même, señor, et de quel droit vous vous êtes introduit dans cette maison qui est la mienne.

— Qui je suis ? répondit-il froidement ; je suis un flibustier, señor, ainsi que vous-même l’avez reconnu ; je suis l’homme auquel vous avez dû, à Saint-Domingue, votre liberté et l’honneur de votre fille. De quel droit je suis ici ? du droit que s’arroge tout homme de cœur de protéger la faiblesse persécutée par ceux-là mêmes qui devraient la défendre.

— Tant d’audace ne restera pas impunie, señor, s’écria don José avec colère ; je saurai châtier comme il convient…

— Trêve de menaces et de rodomontades, inutiles, caballero ; et vous, señoritas, retirez-vous, je vous prie, dans vos appartements. Ne craignez rien, doña Elmina, vous êtes maintenant sous ma sauvegarde, je saurai vous défendre contre tous, même contre votre père.

Le célèbre Frère de la Côte salua profondément les jeunes filles, qui s’inclinèrent et sortirent lentement sans répondre.

Don José voulut s’élancer et barrer le passage à sa fille, mais Barthélemy se plaça brusquement devant lui :

— Arrêtez, señor, dit-il, croyez-moi, écoutez le capitaine Tête-de-Fer car, sur mon âme, la chose en vaut la peine.

Barthélemy avait été obligé de démasquer pendant deux ou trois minutes à peine la porte devant laquelle il s’était tenu jusqu’alors :

Don Torribio toujours aux aguets et qui désespérait de réussir à s’échapper, profita de la voie qui lui était si providentiellement ouverte pour se précipiter à corps perdu au dehors.

Presque aussitôt on entendit un cheval s’éloigner au galop.

C’était le Pseudo-Mexicain, qui, voyant que la situation ne tarderait pas à n’être plus tenable pour lui, avait jugé prudent de prendre le large au plus vite.

Cette fuite s’était opérée si rapidement que les assistants stupéfaits n’avaient pu s’y opposer.

Où allait-il ? nous le saurons bientôt.

Quant à présent laissons-le courir à bride avalée.

— Bon voyage, dit en riant Barthélemy.

— Señores, reprit alors Ourson Tête-de-Fer avec noblesse, la ville de Carthagène est en ce moment attaquée par terre et par mer ; allez vous mettre à la tête de vos soldats, je ne violerai pas les lois de l’hospitalité en vous retenant prisonnier dans votre propre demeure ; rendez grâces à doña Elmina, c’est pour elle seule que j’agis ainsi que je le fais.

— Misérable ! s’écria don José avec rage, je me vengerai de cette trahison infâme.

Le capitaine sourit avec dédain.

— Celui qui vous a trahi, dit-il, est l’homme dont vous voulez faire votre gendre, votre ancien maître de Santo-Domingo, le boucanier renégat que ses frères avaient condamné à mourir et que le démon a sauvé, Boute-Feu enfin !

— Boute-Feu ! s’écria don José avec une ironie terrible.

— Le sang lave toutes les fautes, caballero ; remerciez-moi, je vous laisse le moyen de mourir en soldat.

Don José hésita une seconde, une larme brûlante aussitôt séchée humecta ses yeux.

— Ma fille ! s’écria-t-il.

— Quoi qu’il arrive, je vous la rendrai après la bataille ; elle et sa compagne sont sous la sauvegarde de mon honneur.

— Au revoir donc, au milieu du combat ; Dieu veuille que j’y trouve la mort.

La porte s’ouvrit subitement, les deux jeunes filles s’élancèrent :

— Mon père ! mon père ! s’écria doña Elmina en tombant aux genoux de don José.

Celui-ci sembla hésiter pendant une seconde.

— Mon père ! reprit la jeune fille d’une voix navrante, ayez pitié de moi.

Mais l’orgueil avait repris le dessus dans l’âme du hautain gentilhomme, le démon avait vaincu le bon ange ; il fixa un instant un regard d’une expression étrange sur la pauvre enfant et se penchant vers elle :

— Si je vous pardonne, m’obéirez-vous ? lui demanda-t-il à voix basse avec un accent d’ironie cruelle.

— Oh ! mon père, s’écria-t-elle avec douleur.

Il se redressa, un sourire amer plissa ses lèvres pâlies :

— Arrière ! dit-il en la repoussant durement ; arrière, je ne vous connais plus !

Et il se précipita hors de la salle.

Don Lopez fit un mouvement pour le suivre, mais l’amour paternel l’emporta sur sa volonté, il s’arrêta, pressa sa fille sur son cœur et la poussant dans les bras de Ourson Tête-de-Fer :

— Veillez sur elle ! s’écria-t-il avec un accent de douleur navrante.

Et il sortit en étouffant un sanglot et cachant sa tête dans ses mains.

Les jeunes filles étaient évanouies.

— Alexandre ! cria Ourson.

L’engagé parut.

— Tu me réponds de ces deux dames sur ta tête, dit le capitaine.

— C’est entendu, capitaine, répondit froidement l’engagé.

— Et nous ? demanda Barthélemy.

— Nous allons vaincre ou mourir avec nos Frères.

Quelques minutes plus tard, les deux Frères de la Côte quittaient à leur tour la maison.