Ourson Tête-de-fer (Aimard)/XXI

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XXI

Où don José Rivas de Figueroa se confesse à don Lopez Aldao Sandoval.

Les deux officiers espagnols, montés sur d’excellents chevaux, dévoraient l’espace dans la direction de Carthagène.

Don José, le front pâle, les sourcils froncés, les lèvres serrées, sans chapeau, l’épée à la main, pressait incessamment sa monture.

— Bafoué ! murmurait-il, trahi, abandonné par tous ! ne devoir qu’à la pitié d’un misérable ladron la faveur de mourir en soldat !

— Cet homme n’est pas un misérable, et vous le savez bien, mon ami, répondit don Lopez Aldao en hochant la tête.

Don José se retourna brusquement :

— Vous, vous aussi vous me trahissez ! s’écria-t-il avec une douloureuse colère.

— Je ne vous trahis pas, don José, puisque je suis à vos côtés, prêt à mourir avec vous. Le chagrin vous égare.

— C’est vrai ! je suis fou ! j’ai tort ! répondit-il avec amertume, pardonnez-moi, mon ami ; mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout ce que je souffre.

— Et moi, est-ce que je ne souffre pas, don José ? Est-ce que mon honneur de soldat n’est pas aussi compromis que le vôtre ? Ne suis-je pas père aussi ; et Dieu sait combien j’aime ma fille ! pauvre chère et douce enfant ! Eh bien, sur mon honneur, je vous le jure, j’ai la conviction que doña Lilia est aussi en sûreté sous la garde de cet homme que si elle était près de moi.

— Eh ! s’écria don José Rivas avec impatience, supposez-vous donc par hasard que je ne sais pas tout cela aussi bien que vous ?

Don Lopez le regarda avec étonnement.

— S’il en est ainsi, je ne vous comprends pas, mon ami, dit-il.

— Vous ne pouvez pas me comprendre, en effet, mon ami, murmura don José Rivas en souriant avec amertume.

Ils continuèrent rapidement, mais silencieusement leur route.

Bientôt les deux officiers espagnols se trouvèrent en vue des murailles de Carthagène, la ville n’était plus éloignée d’eux que de quelques centaines de pas à peine.

Tout était calme car, malgré ce que le boucanier avait dit, et il croyait dire vrai, l’attaque n’était pas encore commencée.

Les deux cavaliers avaient traversé un petit bois de goyaviers assez touffu qui touchait presque le mur d’enceinte de la ville, mur en très-mauvais état et dans lequel s’ouvraient çà et là de larges brèches.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre dans toutes les directions, la campagne était déserte ; un silence lugubre planait sur cette nature, si riante d’ordinaire.

Don José s’arrêta et mit pied à terre.

Son ami le regardait faire avec surprise, il ne comprenait rien à cette façon d’agir.

— Laissons souffler nos chevaux, dit le gouverneur d’une voix sombre, rien ne nous presse, l’ennemi est loin encore.

Don Lopez Aldao s’inclina sans répondre, et descendit à son tour ; ils attachèrent leurs chevaux au tronc d’un arbre.

Le gouverneur était livide, il se laissa tomber sur le sol et demeura plusieurs minutes, l’œil atone, les traits crispés, la sueur au front, semblant ne plus avoir conscience de ce qui se passait autour de lui ; il était en proie à une émotion intérieure terrible que, malgré ses efforts, il ne pouvait parvenir à vaincre.

— Qu’avez-vous, don José ? demanda avec intérêt le commandant, vous sentez-vous mal ?

— Non, fit-il en hochant la tête, c’est le cœur qui souffre. Écoutez-moi, don Lopez, je veux faire mon testament de mort.

— Votre testament de mort ? s’écria-t-il avec surprise.

— Oui, vous êtes mon seul ami, c’est vous que je charge de l’exécuter.

— Cependant ?

— Refusez-vous ? s’écria-t-il avec violence.

— Loin de moi cette pensée !

— Alors laissez-moi parler, don Lopez Aldao, le temps presse.

— Mon ami…

— Ne m’interrompez pas, mon ami dit-il d’une voix sombre. La bataille qui bientôt s’engagera me sera fatale, j’en ai le pressentiment. Je ne veux pas emporter dans la tombe un secret qui me tue et que j’ai trop longtemps renfermé dans mon cœur ; écoutez-moi donc. Moi mort, vous agirez comme vous le jugerez convenable, ou plutôt, j’en ai la certitude, comme votre honneur l’exigera ; si vous ne me laissiez pas parler à ma guise, je n’aurais pas le courage de vous faire l’aveu, qui me tue ; je serai bref. Deux haines implacables ont depuis vingt ans déchiré mon cœur : je hais les ladrones, je hais Elmina.

— Votre fille ! s’écria don Lopez.

— Doña Elmina n’est pas ma fille ! reprit sèchement don José Rivas.

Sa voix était rauque, son accent saccadé, son dépit pressé, comme s’il eût eu hâte d’en finir au plus vite avec la confession étrange qu’il faisait et que peut-être, dans son for intérieur, il regrettait déjà d’avoir commencée.

Don José Aldao l’écoutait, avec une stupéfaction qui touchait à l’épouvante.

Don José reprit au bout d’un instant :

— J’avais vingt-cinq ans alors ; j’étais marié depuis trois ans, à une femme que j’avais épousé contre la volonté de mes parents. Vous savez que ma famille appartient à la plus haute noblesse espagnole, continua-t-il ; j’habitais, avec ma femme et ma fille, âgée alors de deux ans, une maison de la petite ville de San-Juan de Goyava, dans l’île Santo-Domingo ; cette ville est située, peut-être le savez-vous, sur la frontière espagnole. Une nuit, les boucaniers surprirent la ville, qu’ils incendièrent. Ma maison, après une résistance désespérée fut prise d’assaut ; tous mes serviteurs furent massacrés sans pitié par les ladrones ; je m’échappai par miracle à travers l’incendie ; ma femme et ma fille périrent dans les flammes.

— C’est horrible, s’écria don Lopez.

— Oui, n’est-ce pas ? Écoutez, je n’ai pas fini : j’aime l’or, non point pour lui-même, mais pour les jouissances qu’il procure : l’or est tout pour moi. D’après une des clauses de mon mariage, toute la fortune de ma femme devait retourner à sa famille, au cas où elle mourrait sans enfants. Cette fortune était immense, elle se montait à plus de deux millions de piastres. Moi, je n’avais rien que la cape et l’épée, j’étais cadet de famille ; la mort de ma fille me ruinait, et je voulais être riche, conserver à tout prix la fortune de ma femme, je ne l’avais épousé que dans ce but. Dans le tumulte qui suivit le sac de la ville, je parvins à sortir dans la campagne sans être aperçu. Je rencontrai un boucanier ivre qui dormait au pied d’un arbre, je m’approchai de lui, je le tuai et je m’emparai de ses vêtements, que j’endossai ; puis je marchai droit devant moi, au hasard, à l’aventure, sans projet formé ; m’arrêtant seulement lorsque la fatigue m’accablait, vivant je ne sais comment ; j’étais presque fou de désespoir. Le troisième jour, j’entrai dans une ville : cette ville, je le sus plus tard, était le Port-Margot. Le costume que je portais me déguisait si bien que personne ne me remarqua. Ma famille est originaire de Navarre et par conséquent je parle le français presque aussi bien que ma langue maternelle. Je m’arrêtai machinalement à la première maison que je rencontrai et je demandai l’hospitalité ; on me l’accorda. Mon hôte était un habitant, un pauvre diable de Breton, arrivé depuis peu à Saint-Domingue avec sa femme et sa fille : sa fille, vous entendez bien, qui avait juste l’âge de celle que j’avais si malheureusement perdue.

— Ainsi doña Elmina ?

— Est la fille de mon hôte, oui ; voici comment cela se fit. Quelques jours après mon arrivée chez lui, Guichard, mon hôte se nommait Guichard et était très-pauvre, s’engagea sur un navire monté par le fameux Montbarts, et il partit en me confiant sa femme et sa fille. Demeuré seul, et maître dans cette maison, le démon me tenta et me souffla une pensée horrible. La nuit même qui suivit le départ de mon hôte, vers minuit, j’entrai à pas de loup dans la chambre de mon hôtesse. Elle dormait ; j’allai au berceau de l’enfant. Au bruit de mes pas, la mère s’éveilla ; pourquoi s’éveilla-t-elle ? Je ne lui voulais pas de mal ; en m’apercevant, éclairée sans doute par un de ces pressentiments qui ne trompent jamais le cœur d’une mère, elle se douta de mon projet, et s’élança sur moi en criant et appelant au secours ; je la tuai, puis j’enveloppai froidement la petite fille dans mon manteau et je m’enfuis. Quatre jours plus tard, j’arrivai à San-Juan de Goyava. Il était temps, continua don José avec un rire strident qui n’avait rien d’humain : mes héritiers faisaient déjà main basse sur mes biens. Mon retour imprévu les déconcerta : ma femme était morte, mais ma fille vivait ; je conservai ma fortune ; un mois plus tard, j’avais réalisé tous mes biens et je partais pour le Mexique.

— Oh ! c’est affreux ! s’écria don Lopez Aldao avec horreur.

Don José Rivas continua sans se préoccuper de cette protestation, que peut-être il n’avait pas entendue.

— Eh bien, mon ami, malgré tout ce que j’ai fait pour elle, ajouta-t-il avec une expression d’amertume et de dépit indicible, cette enfant ne m’a jamais aimé ; son instinct l’a toujours éloignée de moi et semblé lui avoir révélé que nous ne sommes pas du même sang ; elle est attirée pour ainsi dire malgré elle vers ces misérables ladrones.

— Mais son père, qu’est-il devenu ? demanda don Lopez Aldao intéressé malgré lui à cette étrange histoire.

— Je n’en ai jamais entendu parler ; d’ailleurs, vous comprenez que je n’ai jamais essayé d’avoir de ses nouvelles ; que m’importait cet homme, il aura sans doute été tué dans quelque expédition. Voilà le secret que je voulais vous confier avant de mourir.

— Pauvre enfant ! mur mura tristement le commandant.

Don José Rivas se mit à rire avec un dédain suprême.

— Ne la plaignez pas, reprit-il avec amertume : il lui sera facile, si elle le veut, de retrouver sa famille. Qui sait ? peut-être me trompai-je et existe-t-elle encore. J’ai oublié de vous dire que les ladrones exposés par la vie qu’ils mènent à être souvent à l’improviste séparés de leurs familles, ont la coutume de marquer leurs enfants. Doña Elmina porte au bras droit un tatouage bleu, grand comme un réal. Vous comprenez maintenant, n’est-ce pas, ma haine pour les ladrones, ces éternels ennemis que toujours j’ai rencontrés sur ma route ; et qui toujours m’ont vaincu ; vous comprenez combien j’ai dû souffrir de l’héroïsme de ce misérable qui, après m’avoir sauvé à Saint-Domingue d’un esclavage honteux, m’a, il y a une heure, dans ma maison même, imposé sa protection et si dédaigneusement laissé échapper, lorsque j’étais en son pouvoir. J’ai fini, mon ami. Partons maintenant.

Alors il se leva brusquement et détacha son cheval.

Son ami le suivit machinalement, en proie à une horreur indicible.

Cette épouvantable révélation l’avait atterré.

— Un mot encore, dit don José.

— Parlez.

— J’avais reconnu ce misérable qui devait être mon gendre, dit don José avec un ricanement terrible. Je savais qui il était. Le mariage que j’imposais à doña Elmina devait être ma dernière et ma plus complète vengeance !

— Oh ! assez ! s’écria don Lopez ; vous êtes un monstre.

L’Espagnol eut un rire diabolique et, enfonçant les éperons, lâcha les rênes.

Les deux cavaliers s’élancèrent à toute bride.

À peine se furent-ils éloignés, qu’un homme se leva lentement du milieu des broussailles, où jusque-là il était demeuré caché et après les avoir un instant suivi des yeux avec une expression singulière :

— Pardieu ! s’écria-t-il, en se frottant joyeusement les mains, c’est quelquefois bon de se mettre aux écoutes ! j’ai bien fait de les suivre à la piste ces dignes officiers espagnols. Quel ténébreux coquin que cet honorable hidalgo ! Sur ma foi ! mon excellent ami Boute-Feu est presque un saint auprès de lui !

Tout en parlant ainsi du ton goguenard qui lui était particulier, il rentra dans le bois, alla chercher son cheval qu’il y avait laissé, se mit en selle, et partit au galop dans la direction de Carthagène.

Cet homme, le lecteur l’a reconnu, c’était le capitaine Barthélemy.