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l’erreur n’est pas en un certain endroit de l’ouvrage, elle est partout. Spinoza, il faut l’avouer, disposait d’une puissance de déduction vraiment incomparable. Nous en rappellerons une preuve curieuse dans ce bourgeois de Rotterdam, qui s’enflamma soudain d’une si belle ardeur pour la philosophie, et qui ayant voulu pour réfuter Spinoza se mettre à sa place et faire sur lui-même l’épreuve de la force de ses raisonnemens, se trouva pris au piège ; le tissu de théorèmes où il s’était enfermé volontairement lui devint impénétrable, et il ne put plus s’en dégager. Le système de Spinoza est donc en soi parfaitement irréfutable, ses principes une fois donnés ; mais la question est de savoir si ces principes sont ceux de Descartes. Nous le nions formellement. Il est vrai que Spinoza emprunte à Descartes, et encore en les altérant plus d’une fois, quelques-uns de ses principes ; mais ce ne sont pas les principes fondamentaux. Et d’abord les méthodes des deux philosophes sont diamétralement opposées. La méthode des Méditations et du Discours de la Méthode, c’est la méthode psychologique, partant du Cogito, ergo sum, c’est-à-dire de la conscience, et d’un principe qui s’aperçoit lui-même dans l’unité substantielle de son être, pour arriver à Dieu comme au dernier terme de toute pensée. La méthode de Spinoza, c’est la méthode des géomètres, malheureusement transportée dans la métaphysique, où elle n’est pas applicable, s’appuyant uniquement sur des principes abstraits, et descendant d’un dieu abstrait à je ne sais quel moi multiple, modal, nécessité, qui n’est encore qu’une chimère d’abstraction. De là, dans les résultats, des différences capitales ; une ame simple, libre, immortelle, au lieu d’une suite de modalités fugitives liées un instant par les chaînes de fer de la fatalité pour se disperser bientôt et se perdre dans l’abîme de l’être ; de là aussi, à la place d’un dieu aveugle, étranger à l’homme et à soi-même, le dieu de la conscience, l’être intelligent et bon que l’ame religieuse adore, idéal sublime et suprême asile de l’humanité.

Voilà l’homme et le Dieu de la méthode psychologique. Il est vrai de dire que si Descartes a fondé les principes essentiels de sa philosophie sur cette salutaire méthode, quelquefois aussi il l’applique mal, et d’autres fois enfin il l’abandonne absolument. Il l’applique mal, par exemple, quand il distingue si faiblement la volonté soit du désir, soit du jugement. Il y renonce tout-à-fait quand il détermine a priori et d’une manière toute géométrique la nature de l’étendue, et prétend réduire aux modalités variables de cette étendue passive le fond même de l’univers. Voilà les deux erreurs de Descartes ; voilà les deux portes, pour ainsi dire, par où l’on passe du lumineux et noble édifice des Méditations dans les régions sombres et désolées de l'Ethica. Mais que sont au fond ces erreurs ? Des dérogations à la méthode psychologique, c’est-à-dire à cette même méthode que Descartes avait primitivement suivie, et sur laquelle il avait fondé solidement le critérium de l’évidence, la spiritualité et la liberté de l’ame, l’existence et la perfection de Dieu. Il ne faut donc pas dire que Spinoza est invincible pour qui accepte les principes de Descartes, il faut dire au contraire que le vrai moyen, et