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Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/197

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me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux, ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.

— Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois.

Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots : « deux ou trois fois » marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que ces mots « deux ou trois fois », rien que des mots, des mots prononcés dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mme de Saint-Euverte : « C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s’était échappée des mots « peut-être deux ou trois fois », dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au con-