Page:À la recherche du temps perdu édition 1919 tome 2.djvu/274

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— Vous savez qui c’est ? Mme Swann ! Cela ne vous dit rien ? Odette de Crécy ?

— Odette de Crécy ? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon.

— Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe.

— Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle était jolie ! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me faire lever.

Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmure indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je pensais qu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu desquels je remarquais avec désolation que n’était pas un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que j’étais le camarade de sa fille), cette femme dont la réputation de beauté, d’inconduite et d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si prolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom, mais j’étais pour elle — comme un des gardes du Bois, ou le batelier, ou les canards du lac à qui elle jetait du pain — un des personnages secon-