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dernier en proclamant que les hommes croissent en nombre plus rapidement que les subsistances, et que par conséquent une élimination annuelle des individus surnuméraires était indispensable. L’Humanité devait être mise en coupe réglée et, si on les en avait priés, ces messieurs auraient certainement poussé la condescendance jusqu’à fixer le nombre des victimes qu’il aurait fallu sacrifier chaque année aux dieux de l’industrie. Spectacle touchant si les ouvriers s’étaient d’eux-mêmes offerts à la mort au lieu de mourir obscurément ! On eût pu faire des discours académiques pour glorifier leur dévouement et jeter sur leurs corps quelques roses effeuillées.

Mais si les sacrifices édictés par les dignitaires de l’économie politique ne se sont pas faits sous formes de cérémonies publiques, de fêtes nationales, ils n’en ont pas moins eu lieu et d’une manière infiniment plus large que les pessimistes les plus sombres se l’imaginent. Ce ne sont pas des milliers, mais des millions de vies que réclame annuellement le dieu de Malthus. Il est pourtant facile de calculer approximativement le nombre de ceux que la destinée économique a condamnés à mort depuis le jour où le sombre théologien a proclamé sa prétendue loi. Durant ce siècle, trois générations se sont succédé en Europe. Or, en consultant les tables de mortalité, on voit que la vie moyenne des gens riches qui ont toujours eu leurs aises (par exemple les lords d’Angleterre), dépasse toujours soixante ans et atteint même soixante-dix ans. Ces gens ont pourtant, de par l’inégalité même, bien des raisons de ne pas fournir leur carrière normale : le vice les sollicite et les corrompt sous toutes les formes ; mais le bon air, la bonne