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la stupeur : un muet portait aux condamnés un cordon de soie et cela suffisait pour que le fidèle adorateur se pendît aussitôt. Tamerlan, se promenant au haut d’une tour, fait un signe aux cinquante courtisans qui l’environnent, et tous se précipitent dans l’espace. Et que sont les Tamerlans de nos jours, sinon des apparences ? Simple convention, l’institution royale a perdu cette sanction du respect universel qui lui donnait toute sa valeur. « Le roi, la foi, la loi » disait-on jadis. « La foi » n’y est plus, et sans elle le roi et la loi s’évanouissent : ce ne sont plus que des fantômes.

Ceux qui sont marqués pour la mort n’attendent pas qu’on les tue : ils se suicident ; soit qu’ils se fassent sauter la cervelle ou se mettent la corde au cou, soit qu’ils se laissent envahir par la mélancolie, le marasme, le pessimisme, toutes maladies mentales qui pronostiquent la fin et en avancent la venue. Chez le jeune privilégié, fils d’une race épuisée, le pessimisme n’est pas seulement une façon de parler, une attitude, c’est une maladie réelle. Avant d’avoir vécu, le pauvre enfant ne trouve aucune saveur à l’existence, il se laisse vivre en rechignant, et cette vie endurée de mauvais gré est comme une mort anticipée. En ce triste état, on est déjà condamné à toutes les maladies de l’esprit, folie, sénilité, démence. On se plaint de la diminution des enfants dans les familles, et d’où vient la stérilité croissante, volontaire ou non, si ce n’est d’un amoindrissement de la force virile ou de la joie de vivre ? N’est-ce pas un signe des temps que toute une école littéraire ait pris le nom de « décadents ». Parmi les journaux qui durent, n’en est-il pas un qui porte le nom, — probablement mérité, – de Journal des Abrutis ?