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Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/127

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Seulement il est infiniment probable que La Bruyère lui-même ne l’a pas pris du tout dans ce sens. De son temps, « esprit critique » signifiait le plus souvent esprit de dénigrement, ou tout au moins esprit de mécontentement. Quand Boileau dit : « Gardez-vous, dira l’un, de cet esprit critique », il veut dire, on le sent assez : gardez-vous de cet épigrammatiste. La Fontaine, dans sa fable Contre ceux qui ont le goût difficile, emploie le mot critique dans le même sens ; Molière de même : « un cagot de critique… car il contrôle tout ce critique zélé ». — Dès lors, si La Bruyère l’emploie dans ce sens, ce que l’on voit qui est probable, La Bruyère a raison. Ce qui empêche de jouir des belles choses, c’est l’envie de les trouver mauvaises ; il n’y a rien de plus incontestable.

Cette envie est très naturelle. En dehors même de cette impatience des supériorités dont j’ai parlé plus haut, l’instinct de taquinerie est une des formes de l’instinct querelleur, qui est extrêmement fort dans l’humanité. Je ne suis pas tout à fait de l’avis de Voltaire sur ce point. En quittant Pococurante, Candide dit à Martin : « Voilà le plus heureux de tous les hommes ; car il est au-dessus de tout ce qu’il possède. — Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu’il est dégoûté de tout ce qu’il possède ? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. — Mais, dit Candide, n’y a-t-il pas du plaisir à tout critiquer, à sentir des défauts là où les autres hommes croient voir des