Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/140

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connaissez quelque chose en vous qui est de Montaigne, de Nisard et de vous-même ; il y a un terme de trop ; ce n’est pas lire Montaigne que de le lire à travers Nisard, que de le lire en y cherchant instinctivement, et en y trouvant forcément, moins les pensées de Montaigne que les pensées que Montaigne a inspirées à Nisard ; et pour lire Montaigne vraiment, ce qui s’appelle lire, il faudrait d’abord que vous missiez Nisard en total oubli.

S’il est ainsi, il va de soi qu’il ne fallait pas commencer par lire le critique.

— Alors, lisons l’historien littéraire avant et le critique jamais !

— Pourquoi ? Lisons l’historien littéraire avant et le critique après. Après, c’est trop tard ? Non point. Le critique doit inviter à relire ou à repenser sa lecture. Voilà le vrai rôle du critique. Le critique prépare non pas, comme je l’ai dit d’abord, à lire dans une certaine disposition et à un certain point de vue : en quoi il serait nuisible ; il prépare à relire à un certain point de vue et dans une certaine disposition d’esprit, en quoi il est utile.

Reprenons l’exemple, donné plus haut, de l’ami avec qui vous causez littérature. Vous avez lu le dernier roman ; il vous a laissé telle impression ; vous rencontrez l’ami ; il l’a lu, lui aussi ; le livre lui a laissé une impression très différente ; vous discutez, vous donnez vos raisons, il donne les siennes, vous rapportez tel détail qu’il n’a pas vu,