Page:Émile Faguet - L'Art de lire.djvu/95

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ce qu’ils n’ont point pensé et ce qu’ils auraient pu penser s’ils avaient pensé quelque chose, cela est un peu vain et si hasardeux qu’il vaut mieux penser directement pour son compte.

Mais il en est, et ce sont, je crois, les plus nombreux, qui sont obscurs volontairement et de propos fait, pour s’acquérir la gloire délicate et précieuse d’auteurs obscurs, et voici comment ils ont procédé. Ils ont pensé en clair, d’abord, comme tout le monde, puis, par des substitutions patientes de mots impropres aux mots justes, de tournures bizarres aux tours simples, d’inversions aux tours directs, ils ont obscurci progressivement leur texte. Ils ont fait exactement l’inverse de ce que font les auteurs « qui n’écrivent que pour être entendus ». Ceux-ci ramènent progressivement l’expression vague à l’expression précise ; eux détournent laborieusement l’expression à peu près précise vers l’expression sibylline, sachant pour qui ils écrivent. Ils disent — le mot, assure-t-on, est authentique — : « Mon livre est fait ; je n’ai plus qu’à l’enténébrer un peu ». Nietzsche disait : « Enfin nous devenons clairs ! » ; ils disent, en remaniant leur œuvre : « Enfin je deviens obscur ». Ils se défendent, par l’obscurité, de l’indiscrétion de la foule ; ils se défendent, par l’obscurité, d’être compris de ceux par qui ce leur serait une honte d’être entendus.

Nietzsche a très bien saisi leur procédé et leurs intentions : « On veut, non seulement être compris