Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/103

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de leur plume. Quel est celui parmi tous que tu me pourras citer d’assez modéré pour n’avoir rien écrit d’un peu amer contre personne ? Jérôme lui-même, cet homme si pieux et si sage, ne se retient pas quelquefois de fulminer âcrement contre Vigilance, d’insulter sans mesure Jovinien, de s’emporter amèrement contre Rufin. Les érudits ont toujours eu pour habitude de confier à leurs feuillets comme à de sûrs compagnons ce qui cause leurs peines ou leurs plaisirs, et d’épancher dans leur sein tous les bouillonnements de leur cœur. On en trouve même certains qui n’ont eu d’autre but en écrivant des livres que d’y jeter au passage les émotions de leur âme et de les transmettre ainsi à la postérité.


V. — Pour moi, dans tous les volumes que j’ai publiés, où j’ai loué très sincèrement tant de personnes, je le demande, de qui ai-je jamais dénigré la réputation ? À qui ai-je porté la plus légère atteinte ? Quelle nation, quel ordre, quel individu ai-je nommément critiqués ? Pourtant si tu savais, mon Dorpius, combien j’ai été sur le point de le faire, provoqué par des outrages que nul n’aurait jugés tolérables ! Toujours cependant j’ai triomphé de mon intime ressentiment : j’ai toujours plus tenu compte du jugement que la postérité porterait sur nous que du traitement qu’eût mérité la méchanceté de ces gens-là. Si les autres avaient vu à quoi s’en tenir aussi bien que moi, on ne m’aurait pas trouvé mordant, mais juste, mais mesuré même et modéré.


VI. — Je me disais : « Que font aux autres nos ressentiments personnels ? En quoi nos démêlés pourront-ils intéresser les pays lointains ou la postérité ? J’aurai fait non ce que méritent ces gens-là, mais ce qui est digne de moi. Du reste je n’ai point de si grand ennemi que je ne souhaite, s’il se peut, de convertir en ami. Pourquoi écrirai-je contre un ennemi ce qu’un jour je voudrais vainement n’avoir pas écrit contre un ami ? Pourquoi marquerai-je au charbon celui à qui je ne pourrais plus, même s’il le méritait, restituer sa blancheur ? J’aime mieux pêcher en exaltant des gens qui le méritent peu qu’en vitupérant des gens qui le méritent. Si on a loué quelqu’un à tort, on passe pour candide ; mais si on a peint sous ses vraies couleurs l’être le plus méprisable qui soit au monde, on l’impute non à ses agissements,