Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/36

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poète et de ses Muses, le peintre se morfond sur son tableau et le médecin meurt de faim avec ses drogues. Le beau Nirée ressemble à Thersite, le jeune Phaon à Nestor, Minerve à une truie, le brillant parleur s’exprime comme un petit enfant, le citadin comme un rustaud. Tant il est nécessaire que chacun se complaise en soi-même et s’applaudisse le premier pour se faire applaudir des autres !

Enfin de compte, si le bonheur consiste essentiellement à vouloir être ce que l’on est, ma bonne Philautie le facilite pleinement. Elle fait que personne n’est mécontent de son visage, ni de son esprit, de sa naissance, de son rang, de son éducation, de son pays. Si bien que l’Irlandais ne voudrait pas changer avec l’Italien, le Thrace avec l’Athénien, le Scythe avec l’insulaire des Fortunées. Et quelle prévoyante sollicitude de la Nature, qui fait merveilleusement disparaître tant d’inégalités ! A-t-elle, pour quelqu’un, été avare de ses dons ? Elle renforce aussitôt chez lui l’amour-propre, et je viens de m’exprimer fort sottement, puisque ce don-là vaut bien tous les autres.

Je dirai maintenant qu’il n’est point d’action d’éclat que je n’inspire, point de bel art dont je ne sois la créatrice.


XXIII. — N’est-ce pas au champ de la guerre que se moissonnent les exploits ? Or, qu’est-il de plus fou que d’entamer ce genre de lutte pour on ne sait quel motif, alors que chaque parti en retire toujours moins de bien que de mal ? Il y a des hommes qui tombent ; comme les gens de Mégare, ils ne comptent pas. Mais, quand s’affrontent les armées bardées de fer, quand éclate le chant rauque des trompettes, à quoi seraient bons, je vous prie, ces sages épuisés par l’étude, au sang pauvre et refroidi, qui n’ont que le souffle ? On a besoin alors d’hommes gros et gras, qui réfléchissent peu et aillent de l’avant. Préférerait-on ce Démosthène soldat qui, docile aux conseils d’Archiloque, jeta son bouclier pour fuir, dès qu’il aperçut l’ennemi ? Il était aussi lâche au combat que sage à la tribune. On dira bien qu’en guerre l’intelligence joue un très grand rôle. Dans le chef, je l’accorde ; encore est-ce l’intelligence d’un soldat, non celle d’un philosophe. La noble guerre est faite par des parasites, des entremetteurs, des larrons, des brigands, des rustres, des imbéciles, des débiteurs insolvables,