Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/56

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autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre et que sa voix sonne aussi faux que celle du coq mordant sa poule.

Encore un fort agréable genre de folie, celui des gens qui tirent honneur du mérite de leurs domestiques et se l’attribuent. Ainsi fut archi-heureux un richard dont parle Sénèque. Contait-il une historiette, il avait sous la main des serviteurs qui lui soufflaient les mots, et, tout fragile qu’il fût, il eût accepté fort bien un défi au pugilat, assuré d’avoir chez lui quantité d’esclaves robustes.

Pour les artistes de profession, qu’est-il besoin d’en parler ? Chacun d’eux a sa Philautie particulière et céderait plutôt son champ paternel que son talent. C’est surtout le cas du Comédien, du Chanteur, de l’Orateur et du Poète. Moins il a de valeur, plus il a de prétention et d’impertinence, plus il se rengorge et plastronne. Et tous trouvent à placer leur marchandise, car c’est toujours ce qu’il y a de plus inepte qui rencontre le plus d’admirateurs. Le pire plaît nécessairement au plus grand nombre, la majorité des hommes étant asservie à la Folie. Puisque, aussi bien, le plus inhabile est aussi le plus satisfait de lui-même et le plus admiré, à quoi bon s’attacher au vrai savoir, qui est pénible à acquérir, rend ennuyeux et timide et n’est apprécié, en somme, que de si peu de gens ?


XLIII. — Si la nature fait naître chaque homme avec cette Philautie, qui est Amour de soi, elle en a muni également chaque nation et chaque cité. D’où suit que les Anglais revendiquent, entre autres dons, la beauté, physique, le talent musical et celui des bons repas ; les Écossais se vantent d’une noblesse, d’un titre de parenté royale, de l’habileté dans la controverse ; les Français prennent pour eux l’urbanité ; les Parisiens s’arrogent presque le monopole de la science théologique ; les Italiens, celui des bonnes lettres et de l’éloquence, et ils en tirent comme peuple l’orgueil d’être le seul qui ne soit pas barbare. Dans ce genre de félicité, les Romains l’emportent et s’enchantent encore du rêve de l’antique Rome. Le bonheur des Vénitiens est dans le cas qu’ils font de leur noblesse. Les Grecs, qui se regardent comme les créateurs des arts, s’attribuent les titres de gloire des héros de l’antiquité. Les Turcs, ce ramassis de barbares, prétendent à la meilleure religion et raillent les Chrétiens, qu’ils traitent de superstitieux.