Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/68

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naissant qu’eux de mes bienfaits, quoique je les en accable. L’amour-propre, par exemple, les juche au troisième ciel. Du haut de ce séjour enchanté, ils regardent le reste des mortels, troupeau rampant sur la terre, et le prennent en pitié. Je les entoure d’une armée de définitions magistrales, conclusions, corollaires, propositions explicites et implicites ; ils sont munis de tant de faux-fuyants qu’ils sauraient échapper au filet de Vulcain par les distinctions dont ils disposent et qui trancheraient tous les nœuds plus aisément que la hache de Ténédos. Leur style regorge de néologismes et de termes extraordinaires. Ils expliquent à leur manière les arcanes des mystères : comment le monde a été créé et distribué ; par quels canaux la tache du péché s’est épandue sur la postérité d’Adam ; par quels moyens, dans quelle mesure, et à quel instant le Christ a été achevé dans le sein de la Vierge ; de quelle façon, dans le sacrement, les accidents subsistent sans la matière.

À ces questions, aujourd’hui rebattues, les grands théologiens, les illuminés comme ils disent, préfèrent et jugent plus dignes d’eux d’autres qui les excitent davantage : s’il y a eu un instant précis dans la génération divine ; s’il y a eu plusieurs filiations dans le Christ ; si l’on peut soutenir cette proposition que Dieu le Père hait son Fils ; si Dieu aurait pu venir sous la forme d’une femme, d’un diable, d’un âne, d’une citrouille ou d’un caillou ; si la citrouille aurait prêché, fait des miracles, été crucifiée. Qu’aurait consacré saint Pierre, s’il eût célébré tandis que le corps du Christ pendait sur la croix ? À ce moment, pouvait-on dire que le Christ fût homme ? Les hommes, après la résurrection, pourront-ils manger et boire ? Nos gens se prémunissent par avance, on le voit, contre la faim et la soif.

Innombrables sont leurs subtiles niaiseries, encore plus subtiles que les précédentes, au sujet des instants, notions, relations, formalités, quiddités, eccéités, toutes imaginations que seul l’œil de Lyncée pourrait percevoir ; encore lui faudrait-il distinguer à travers les plus épaisses ténèbres ce qui n’existe pas. Joignez-y des sentences tellement paradoxales que celles des Stoïciens, qui portent le nom de paradoxes, semblent auprès d’elles banalités et lieux communs :

« Le péché, disent-ils, est moindre de massacrer mille hommes que de coudre le soulier d’un pauvre le dimanche. Il serait plutôt permis de laisser périr l’uni-