Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/70

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ne faut-il pas avoir étudié au moins trente-six ans la physique et la métaphysique d’Aristote et de Scot ?

Les Apôtres nomment la grâce, mais jamais ils ne distinguent la grâce donnée gratuitement de la grâce gratifiante. Ils encouragent aux bonnes œuvres sans discerner la différence entre l’œuvre opérante et l’œuvre opérée. Ils enseignent la charité, sans savoir séparer l’infuse de l’acquise, sans expliquer si elle est accident ou substance, chose créée ou incréée. Ils détestent le péché, mais ce que nous appelons le péché, que je meure s’ils ont su en donner une définition scientifique ! Il leur manque d’avoir étudié chez les Scotistes. Qui me fera croire que saint Paul, par qui nous jugeons du savoir de tous, eût condamné si souvent les questions, discussions, généalogies, et ce qu’il appelle les querelles de mots, s’il avait été lui-même initié à ces arguties ? Et cependant, les disputes d’alors étaient bien médiocres et bien grossières en regard de celles de nos maîtres, plus subtils que Chrysippe lui-même.

Ces docteurs cependant se montrent assez modestes pour ne pas condamner ce que les Apôtres ont écrit d’imparfait et de peu magistral ; on consent à honorer à la fois l’antiquité et le nom apostolique ; et, en vérité, il ne serait pas juste d’attendre des Apôtres le grand enseignement dont leur Maître ne leur a jamais dit mot. Mais, quand la même insuffisance se révèle dans Chrysostome, Basile ou Jérôme, il faut bien noter au passage : « Ce n’est pas reçu. » C’est seulement par leur vie et leurs miracles que ces Pères ont réfuté les philosophes ethniques fort obstinés de nature, ceux-ci étant incapables de comprendre le moindre quodlibetum de Scot. Mais aujourd’hui, quel païen, quel hérétique ne rendrait aussitôt les armes devant tant de cheveux coupés en quatre ? Il en est, il est vrai, d’assez obtus pour ne pas entendre nos docteurs, d’assez impertinents pour les siffler, ou même d’assez bons dialecticiens pour soutenir le combat. Ce sont alors magiciens contre magiciens, luttant chacun avec un glaive enchanté et n’arrivant à rien qu’à remettre sans fin au métier l’ouvrage de Pénélope.

Si les chrétiens m’écoutaient, à la place des lourdes armées qui, depuis si longtemps, n’arrivent pas à vaincre, ils enverraient contre les Turcs et les Sarrasins les très bruyants Scotistes, les très entêtés Occamistes, les invincibles Albertistes et tout le régiment des So-