Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/73

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chantant leurs psaumes qu’ils numérotent sans les comprendre, ils croient réjouir les oreilles des personnes célestes. De leur crasse et de leur mendicité beaucoup se font gloire ; ils beuglent aux portes pour avoir du pain ; ils encombrent partout les auberges, les voitures, les bateaux, au grand dommage des autres mendiants. Aimables gens qui prétendent rappeler les Apôtres par de la saleté et de l’ignorance, de la grossièreté et de l’impudence !

Le plus drôle est que tous leurs actes suivent une règle et qu’ils croiraient faire péché grave s’ils s’écartaient le moins du monde de sa rigueur mathématique : combien de nœuds à la sandale, quelle couleur à la ceinture, quelle bigarrure au vêtement, de quelle étoffe la ceinture et de quelle largeur, de quelle forme le capuchon et de quelle capacité en boisseaux, de combien de doigts la largeur de la tonsure, et combien d’heures pour le sommeil ! Qui ne voit à quel point cette égalité est inégale, exigée d’êtres si divers au physique et au moral ? Ces niaiseries, pourtant, les enorgueillissent si fort qu’ils méprisent tout le monde et se méprisent d’un ordre à l’autre. Des hommes, qui professent la charité apostolique, poussent les hauts cris pour un habit différemment serré, pour une couleur un peu plus sombre. Rigidement attachés à leurs usages, les uns ont le froc de laine de Cilicie et la chemise de toile de Milet, les autres portent la toile en dessus, la laine en dessous. Il en est qui redoutent comme un poison le contact de l’argent, mais nullement le vin ni les femmes. Tous ont le désir de se singulariser par leur genre de vie. Ce qu’ils ambitionnent n’est pas de ressembler au Christ, mais de se différencier entre eux. Leurs surnoms aussi les rendent considérablement fiers : entre ceux qui se réjouissent d’être appelés Cordeliers, on distingue les Coletans, les Mineurs, les Minimes, les Bullistes. Et voici les Bénédictins, les Bernardins, les Brigittins, les Augustins, les Guillemites, les Jacobins, comme s’il ne suffisait pas de se nommer Chrétiens !

Leurs cérémonies, leurs petites traditions tout humaines, ont à leurs yeux tant de prix que la récompense n’en saurait être que le ciel. Ils oublient que le Christ, dédaignant tout cela, leur demandera seulement s’ils ont obéi à sa loi, celle de la charité. L’un étalera sa panse gonflée de poissons de toute sorte ; l’autre videra cent boisseaux de psaumes ; un autre comptera ses myriades