Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/77

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donc passer brusquement, et sans nul besoin, de la parole calme au cri furieux. On administrerait de l’ellébore à quiconque crierait ainsi hors de propos. Ensuite, on leur a dit qu’il convient de s’échauffer progressivement en parlant ; lorsqu’ils ont récité tant bien que mal le début de chaque partie, leur voix s’enfle tout à coup prodigieusement pour dire les choses les plus simples ; ils en ont perdu le souffle quand s’achève leur discours. Enfin, sachant que la rhétorique utilise le rire, ils s’étudient à égayer leur texte de quelques plaisanteries. Que de grâces, ô chère Aphrodite ! et que d’à-propos, et comme c’est bien l’âne qui joue de la lyre ! Il leur arrive aussi de réprimander, mais ils caressent plus qu’ils ne blessent, sachant qu’on ne flatte jamais mieux qu’en affichant une franche critique. Somme toute, on jugerait à les ouïr que leurs maîtres furent les charlatans de la foire, au reste bien supérieurs à eux. Ils se ressemblent si fort, en tout cas, qu’il faut bien que les uns ou les autres aient été les professeurs de cette commune rhétorique. Néanmoins, par mes bons offices, ces bavards trouvent des admirateurs qui les prennent pour des Démosthène et des Cicéron. Ils en rencontrent surtout chez les marchands et les femmelettes, dont leurs flatteries assiègent les oreilles. Les premiers, s’ils sont suffisamment flagornés, leur laissent une petite part des biens mal acquis ; les autres ont maint motif de les aimer, surtout l’agrément de s’épancher dans leur sein et d’y déblatérer contre leur mari.

Vous voyez, je pense, combien me doivent ces gens-là, qui, par leurs mômeries, leurs ridicules fadaises et leurs criailleries, exercent une sorte de tyrannie parmi les hommes et se croient des Paul et des Antoine.


LV. — Je suis bien aise maintenant de quitter des histrions, dont l’ingratitude dissimule mes bienfaits et dont l’hypocrisie joue la piété.

Depuis longtemps, je désirais vous parler des Rois et des Princes de cour ; eux, du moins, avec la franchise qui sied à des hommes libres, me rendent un culte sincère.

À vrai dire, s’ils avaient le moindre bon sens, quelle vie serait plus triste que la leur et plus à fuir ? Personne ne voudrait payer la couronne du prix d’un parjure ou d’un parricide, si l’on réfléchissait au poids du fardeau que s’impose celui qui veut vraiment gouverner. Dès qu’il a pris le pouvoir, il ne doit plus penser qu’aux affaires