Page:Érasme - Éloge de la folie, trad de Nolhac, 1964.djvu/98

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toutes les voluptés de la terre, lors même que leurs délices se confondraient en une seule, tellement le spirituel l’emporte sur la matière, et ce qu’on ne voit pas sur ce qu’on voit ! C’est la promesse du Prophète : « L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, le cœur de l’homme n’a pas ressenti ce que Dieu ménage à ceux qui l’aiment. » Telle est cette folie qui jamais ne prend fin, mais qui s’achève en passant de cette vie dans l’autre.

Ceux qui ont eu le privilège si rare de tels sentiments éprouvent une sorte de démence ; ils tiennent des propos incohérents, étrangers à l’humanité ; ils prononcent des mots vides de sens ; et à chaque instant l’expression de leur visage change. Tantôt gais, tantôt tristes, ils rient, ils pleurent, ils soupirent ; bref, ils sont vraiment hors d’eux-mêmes. Revenus à eux, ils ne peuvent dire où ils sont allés, s’ils étaient dans leur corps, ou hors de leur corps, éveillés ou endormis. Qu’ont-ils entendu, vu et dit ? qu’ont-ils fait ? Ils ne s’en souviennent qu’à travers un nuage, ou comme d’un songe ; ils savent seulement qu’ils ont eu le bonheur pendant leur folie. Ils déplorent leur retour à la raison et ne rêvent plus que d’être fous à perpétuité. Encore n’ont-ils eu qu’un faible avant-goût du bonheur futur !


LXVIII. — Mais depuis longtemps je m’oublie, et « j’ai franchi toute borne ». Si vous trouvez à mon discours trop de pétulance ou de loquacité, songez que je suis la Folie et que j’ai parlé en femme. Souvenez-vous cependant du proverbe grec : « Souvent un fou même raisonne bien », à moins que vous ne pensiez que ce texte exclue les femmes. Vous attendez, je le vois, une conclusion. Mais vous êtes bien fous de supposer que je me rappelle mes propos, après cette effusion de verbiage. Voici un vieux mot : « Je hais le convive qui se souvient » ; et voici un mot neuf : « Je hais l’auditeur qui n’oublie pas. »

Donc, adieu ! Applaudissez, prospérez et buvez, illustres initiés de la Folie !