Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/144

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sont forcés de s’en occuper, ils ont comme s’ils n’avaient pas ; ils possèdent comme s’ils ne possédaient pas. — Même différence se retrouve entre eux dans toutes les choses de la vie.

Tous nos sens tiennent au corps, quelques-uns de fort près même, tels sont : le toucher, l’ouïe, la vue, l’odorat et le goût. D’autres, comme la mémoire, l’entendement et la volonté, sont plus indépendants du physique. Selon que l’âme s’attache plus aux uns qu’aux autres, elle est plus prépondérante. Les dévots, qui cultivent de toute la vigueur de leur âme les facultés les plus subtiles, s’absorbent si bien en elles, qu’ils deviennent étrangers au monde extérieur ; les mondains font la contrepartie, et négligent d’autant plus celles-là qu’ils s’attachent plus aux autres. C’est ainsi qu’on raconte de quelques saints personnages qu’ils burent, sans s’en apercevoir, de l’huile pour du vin.

Parmi les affections de l’âme, il en est qui sont, pour ainsi dire, toutes corporelles, la luxure, la gourmandise, la paresse, la colère, l’orgueil, l’envie. À celles-là, les dévots font une guerre acharnée ; le commun des mortels croirait la vie impossible sans elles. Ensuite, il y a les affections saintes, qui semblent inspirées par la nature elle-même, comme l’amour de la patrie, l’amour paternel, l’amour filial, l’amitié. Le vulgum pecus y est facilement accessible. Les dévots au contraire mettent tous leurs soins à les déraciner de leurs cœurs ou plutôt à les spiritualiser de telle façon que, par exemple, ils n’aimeront pas leur père comme père, car