Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/148

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pleurent, rient, soupirent en un instant ; en un mot, ils sont hors d’eux-mêmes. Revenus à eux, ils ne savent pas d’où ils viennent ; étaient-ils dans leur corps ou l’avaient-ils quitté ? Ont-ils dormi ? ont-ils veillé ? Qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils entendu ? qu’ont-ils dit ? qu’ont-ils fait ? ils n’en ont qu’un vague souvenir ; tout ce qu’ils peuvent affirmer, c’est qu’ils étaient parfaitement heureux dans leur délire, qu’ils sont désolés d’être rendus à leur bon sens et désireraient rester toujours dans une pareille extase. — Tel est ce léger avant-goût du bonheur éternel.

Mais je passe les bornes et il faut en finir. Si vous trouvez que j’ai déraisonné ou trop causé, rappelez-vous que je suis la Folie, et femme qui pis est. Souvenez-vous aussi du proverbe grec :

Un fou quelquefois parle avec sens et raison.


À moins que vous ne pensiez pas que ce dicton puisse s’appliquer à mon sexe.

Vous vous attendez à une conclusion, je le vois bien. Triples fous que vous êtes ! Croyez-vous donc que je me souviens d’un seul mot du pot-pourri que je viens de vous débiter ? — Les anciens disaient : « Je hais un convive qui a trop bonne mémoire. » Et moi, je vous dis : Je hais un auditeur qui se souvient de tout. Adieu donc, applaudissez, vivez en joie, et buvez sec, illustres adeptes de la Folie !


fin