Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/22

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

que ce n’est ni dans l’île flottante de Délos, ni dans les flots de la mer, ni dans les entrailles de la terre que j’ai vu le jour ; ce fut dans les Îles fortunées, où le sol donne sans culture ; ses fruits les plus doux. Sur ces rivages, le travail, la vieillesse et la maladie sont inconnus ; on n’y voit pas la mauve, le lupin, la fève et autres pauvretés semblables ; mais le moly, la panacée, le népenthe, la marjolaine, l’ambroisie, le lotus, la rose, la violette et l’hyacinthe embaument l’air comme aux jardins d’Adonis.

Au milieu de tant de délices, je n’ai pas marqué ma naissance par des pleurs ; en ouvrant les yeux j’ai souri gracieusement à ma mère. J’aurais tort d’envier à Jupiter sa chèvre nourricière, car mes lèvres ont pressé le sein de deux nymphes complaisantes, l’Ivresse, fille de Bacchus, et l’Ignorance, fille de Pan, que vous pouvez voir toutes deux parmi mes suivantes. Peut-être vous sera-t-il agréable de les connaître toutes ? Par Hercule ! je vais vous les nommer et en grec, s’il vous plaît. Celle-ci, dont vous remarquez l’air arrogant, c’est Φιλαυτία (l’Amour-propre) ; celle-là, aux regards doucereux et les mains prêtes à applaudir, c’est Κολακεία (la Flatterie). Cette autre, qui sommeille à moitié, vous représente Λήθη (l’Oubli) ; plus loin, les bras croisés et couchée sur ses coudes, vous voyez Μισοπονία (la Paresse) ; tout près, la tête couronnée de roses et ruisselante de parfums, s’étend Ἡδονή (la Volupté) ; à côté, Ανοια (la Démence), roule ses yeux hagards. Enfin, ce teint fleuri, ce corps potelé, se nomme Τροφή (la Bonne Chère).