Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/29

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aux mortels la période la meilleure et la plus heureuse de leur vie. En vérité, je vous le dis, si les mortels rompaient tout commerce avec la sagesse, s’ils abandonnaient leurs jours à ma seule direction, ils ne vieilliraient pas ; leur félicité et leur jeunesse dureraient autant qu’eux.

Regardez ces visages blafards, ils ont pâli sur la philosophie, au milieu d’études profondes et ardues ; tout jeunes encore, ils sont déjà vieux ; le travail, une tension incessante du cerveau, a desséché chez eux la séve de la vie. Regardez au contraire mes fous bien-aimés, ils sont gras, brillants de santé dans leur peau, comme de vrais pourceaux acarnaniens ; ils sont dès maintenant à l’abri des incommodités de la vieillesse, à moins que, comme il n’arrive que trop souvent, ils ne finissent par attraper la fièvre de la sagesse. Tant il est vrai que le bonheur absolu est impossible à l’homme ! À l’appui de ce que je viens de vous dire, je vous citerai le dicton populaire : « La Folie est la seule chose qui arrête la jeunesse dans sa fuite et retarde l’arrivée du dernier jour. » Je ne connais que les Brabançons qui aient mis ce précepte complétement en pratique, au rebours de ce qui se passe chez les autres ; loin d’acquérir la gravité avec l’âge, ces bons compagnons se trouvent chaque matin un peu plus fous que la veille. Il est de fait qu’il n’est pas d’autre nation qui mette plus de joyeuseté dans les choses de la vie, et qui redoute moins la vieillesse. Mes Hollandais se rapprochent d’eux, non moins par leur position géogra-