qu’un lorsqu’on se hait soi-même ? Peut-on être d’accord avec les autres lorsque déjà on ne l’est pas avec soi ? Peut-on apporter de l’agrément à personne quand on est ennuyé et fatigué de sa propre existence ? Pour soutenir pareille thèse, il faudrait être plus fou que la Folie ! Donc, si on m’exilait de ce monde, bien loin de pouvoir supporter les autres, chacun serait à charge à soi-même et serait à ses propres yeux un objet de haine. Car la nature, plus souvent marâtre que mère, a disposé ainsi les esprits des mortels, surtout des mieux doués, qu’ils méprisent ce qu’ils possèdent pour envier ce qu’ont les autres. D’où il arrive que tous les avantages, tous les agréments et les charmes de la vie s’altèrent et se détruisent. À quoi servirait, par exemple, la beauté, ce présent unique peut-être des dieux, si celui à qui elle est échue en partage n’en jouissait pas tout le premier ? À quoi servirait la jeunesse, si elle était déparée par l’humeur chagrine de la vieillesse ? Songez donc que dans la vie, soit dans son for intérieur, soit dans ses rapports avec son prochain, l’homme ne peut rien faire de beau (car le beau est la chose capitale, non-seulement en fait de beaux-arts, mais en toutes choses), s’il ne s’inspire de Philautie (l’amour-propre) qui siége à ma droite et que je puis bien nommer ma sœur, tant elle me supplée presque en tous points ! Il faut bien que je vous le dise, il n’y a rien de plus fou que de se plaire à soi-même et de s’admirer ; mais cependant on ne peut rien faire de beau si on ne se laisse aller à ce sentiment. Retranchez ce stimulant
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