Page:Érasme - Éloge de la folie.djvu/41

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de l’amour-propre, l’orateur devient glacial, le musicien ne charme plus l’oreille, l’acteur néglige son jeu et ne recueille que des sifflets, le poëte et sa muse ne sont plus que matières à plaisanteries, le peintre et son art ne méritent plus que le mépris, et le médecin meurt de faim au milieu de ses remèdes. Sans l’amour-propre, le beau Nérée et le hideux Thersite, Phaon le rajeuni et l’antique Nestor sont égaux ; sans l’amour-propre, impossible de distinguer le sot de l’homme d’esprit, le causeur agréable du lourdaud, le paysan de l’homme du monde. Tant il est vrai que chacun doit se caresser soi-même et se donner son propre suffrage avant de prétendre à celui des autres.

C’est un grand point pour être heureux, qu’on soit ce que l’on veut être, et c’est à ma sœur Philautie (l’amour-propre) qu’on est redevable de cet avantage ; c’est elle qui rend tout le monde satisfait de son physique, de son esprit, de sa naissance, de sa condition, de ses mœurs et de sa patrie. Si bien que l’Irlandais ne voudrait pas changer avec l’Italien, le Thrace avec l’Athénien, le Scythe avec l’habitant des Îles Fortunées. Admirable sollicitude de la nature qui, dans une telle diversité de choses, parvient à mettre l’égalité ! Si elle refuse à l’un quelques-uns de ses dons, à celui-là elle accorde un grain en plus de Philautie. Mais, je suis bien folle de dire qu’elle lui refuse quelque don, puisqu’elle lui en accorde un qui les renferme tous !


Je veux aller plus loin, je veux vous prou-