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Page:Œuvres complètes, Impr. nat., Actes et Paroles, tome III.djvu/24

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Cet homme était en deuil. Il venait de perdre son fils. Bruxelles le connaissait pour le voir passer dans les rues, toujours seul, la tête penchée, fantôme noir en cheveux blancs.

Il avait pour logis, nous venons de le dire, le numéro 4 de la place des Barricades.

Il occupait, avec sa famille et trois servantes, toute la maison.

Sa chambre à coucher, qui était aussi son cabinet de travail, était au premier étage et avait une fenêtre sur la place ; au-dessous, au rez-de-chaussée, était le salon, ayant de même une fenêtre sur la place ; le reste de la maison se composait des appartements des femmes et des enfants. Les étages étaient fort élevés ; la porte de la maison était contiguë à la grande fenêtre du rezde-chaussée. De cette porte un couloir menait à un petit jardin entouré de hautes murailles au delà duquel était un deuxième corps de logis, inhabité à cette époque à cause des vides qui s’étaient faits dans la famille.

La maison n’avait qu’une entrée et qu’une issue, la porte sur la place.

Les deux berceaux des petits enfants étaient près du lit de la jeune mère, dans la chambre du second étage donnant sur la place, au-dessus de l’appartement de l’aïeul.

Cet homme était de ceux qui ont l’âme habituellement sereine. Ce jour-là, le 27 mai, cette sérénité était encore augmentée en lui par la pensée d’une chose fraternelle qu’il avait faite le matin même. L’année 1871, on s’en souvient, a été une des plus fatales de l’histoire ; on était dans un moment lugubre. Paris venait d’être violé deux fois ; d’abord par le parricide, la guerre de l’étranger contre la France, ensuite par le fratricide, la guerre des français contre les français. Pour l’instant la lutte avait cessé ; l’un des deux partis avait écrasé l’autre ; on ne se donnait plus de coups de couteau, mais les plaies restaient ouvertes ; et à la bataille avait succédé cette paix affreuse et gisante que font les cadavres à terre et les flaques de sang figé.

Il y avait des vainqueurs et des vaincus ; c’est-à-dire d’un côté nulle clémence, de l’autre nul espoir.

Un unanime væ victis retentissait dans toute l’Europe. Tout ce qui se passait pouvait se résumer d’un mot : une immense absence de pitié. Les furieux tuaient, les violents applaudissaient, les morts et les lâches se taisaient. Les gouvernements étrangers étaient complices de deux façons ; les gouvernements traîtres souriaient, les gouvernements abjects fermaient aux vaincus leur frontière. Le gouvernement catholique belge était un de ces derniers. Il avait, dès le 26 mai, pris des précautions contre toute bonne action ; et il avait honteusement et majestueusement annoncé dans les deux Chambres que les fugitifs de Paris étaient au ban des nations, et que, lui gouvernement belge, il leur refusait asile.