Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/395

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ment injustes, mais encore misérables, et se haïroient plutôt que de s’aimer : leur béatitude, aussi bien que leur devoir, consistant à consentir à la conduite de l’âme entière à qui ils appartiennent, qui les aime mieux qu’ils ne s’aiment eux-mêmes.

Être membre, est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps. Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n’a plus qu’un être périssant et mourant.

Cependant il croit être un tout, et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi, et veut se faire centre et corps lui-même. Mais n’ayant point en soi de principe de vie, il ne fait que s’égarer, et s’étonne dans l’incertitude de son être ; et sentant bien qu’il n’est pas corps, et cependant ne voyant point qu’il soit membre d’un corps. Enfin, quand il vient à se connoître, il est comme revenu chez soi, et ne s’aime plus que pour le corps ; il plaint ses égaremens passés.

Il ne pourroit pas par sa nature aimer une autre chose, sinon pour soi-même et pour se l’asservir, parce que chaque chose s’aime plus que tout. Mais en aimant le corps, il s’aime soi-même, parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui et pour lui : qui adhæret Deo unus spiritus est[1].

Le corps aime la main ; et la main, si elle avoit une volonté, devroit s’aimer de la même sorte que l’âme l’aime. Tout amour qui va au delà est injuste.

Adhærens Deo unus spiritus est. On s’aime, parce qu’on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-Christ, parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un, l’un et l’autre, comme les trois personnes.

Membres. Commencer par là. — Pour régler l’amour qu’on se doit à soi-même, il faut s’imaginer un corps plein de membres pensans, car nous sommes membres du tout, et voir comment chaque membre devoit s’aimer, etc.

Si les pieds et les mains avoient une volonté particulière, jamais ils ne seroient dans leur ordre qu’en soumettant cette volonté particulière à la volonté première qui gouverne le corps entier. Hors de là, ils sont dans le désordre et dans le malheur ; mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.

Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi.

Si le pied avoit toujours ignoré qu’il appartînt au corps, et qu’il y eût un corps dont il dépendît, s’il n’avoit eu que la connoissance et l’amour de soi, et qu’il vînt à connoître qu’il appartient à un corps duquel il dépend, quel regret, quelle confusion de sa vie passée, d’avoir été inutile au corps qui lui a influé sa vie, qui l’eût anéanti s’il l’eût rejeté et séparé de soi, comme il se séparoit de lui ! Quelles prières d’y être conservé ! et avec quelle soumission se laisseroit-il gouverner à la volonté qui régit le corps, jusqu’à consentir à être retranché s’il le faut ! Ou il perdroit sa qualité de membre ; car il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout est.

  1. I Cor., vi,17.